Chris Harman observe le monde, depuis la préhistoire jusqu'à la fin du xxe siècle, avec des lunettes marxistes. C'est le prisme qu'il a choisi pour dérouler une Histoire populaire de l'humanité. Une somme pour aiguiser son esprit critique.
De tout temps, les êtres humains ont été cupides, compétitifs et agressifs. Pour toujours, le capitalisme qui a pris possession de la planète restera indépassable. Ce sont ces évidences qui n'en sont pas, les « de tout temps » et les « pour toujours », auxquelles Chris Harman tord le cou dans son Histoire populaire de l'humanité dont la traduction en français vient de paraître aux éditions La Découverte. Une histoire polycentrique au sein de laquelle l'Asie, l'Afrique, l'Amérique, l'Europe sont traitées « à parts égales », comme le revendique un autre livre paru au Seuil, en octobre également. Une histoire longue qui observe le monde, depuis la préhistoire jusqu'à la fin du xxe siècle, avec des lunettes marxistes. C'est le fil « rouge » qu'a choisi l'auteur pour défricher ce vaste chantier et en faire émerger un livre qui aura nécessité un immense travail de recherche. Au final, l'objet ressemble moins à un essai qui se lirait d'une traite qu'à une somme dans laquelle le lecteur peut venir puiser au gré de ses envies et de ses centres d'intérêts. Pour autant, on n'est point ici devant une juxtaposition d'événements sans lien entre eux, à l'image de l'historiographie traditionnelle qui dresse l'inventaire des prouesses des « grands hommes ». Mais ce n'est pas non plus une histoire « par en bas », du point de vue des simples participants, que propose ici Chris Harman. Par-delà le rôle des individus et des idées qu'ils propagent, chaque séquence s'inscrit au contraire dans un schéma général qui repose sur des soubassements matériels : « Le squelette n'est pas le corps vivant. Mais sans le squelette, le corps n'aurait aucune solidité et ne pourrait survivre. »
L'émergence des sociétés de classes remonte à la révolution urbaine, il y a environ dix mille ans. Dans la lignée de Marx et Engels, Harman estime que ce changement procède de fondements matériels. D'où l'insistance de l'auteur à décrire l'évolution des techniques agraires et autres moyens de subsistance. « La division en classes était le revers de la médaille de l'introduction de méthodes de production dégageant un excédent. » Ainsi, le labourage à la charrue « encouragea un approfondissement de la division sexuelle du travail », le creusement et la maintenance de canaux d'irrigation de canaux ordinaires « introduisit une division entre ceux qui supervisaient le travail et ceux qui l'exécutaient », le stockage des denrées fit émerger des responsables de la gestion et de la surveillance. Pour l'essentiel, outre que le surplus de production découlant de ces améliorations permit à certains de se libérer des travaux agricoles, il favorisa aussi l'apparition d'une minorité privilégiée vivant du travail des autres. Chris Harman redéfinit au passage la place de l'Afrique dans ce processus, mettant en cause un préjugé qui consiste à y voir un continent arriéré, inapte à entrer dans l'histoire et à regarder vers l'avenir. En 1965, l'historien de droite Hugh Trevor-Roper écrivait : « Il n'y a en Afrique que l'histoire des Européens. Le reste n'est que ténèbres. » Plus récemment, en 2007, Nicolas Sarkozy a prétendu lors du discours de Dakar que « l'homme africain » n'était « pas assez entré dans l'Histoire ». « Pourtant tous les processus qui concoururent à l'apparition de la civilisation en Eurasie et dans les Amériques se développèrent de la même façon en Afrique, et ce à plusieurs reprises », affirme l'auteur. Mais les méfaits de la mouche tsé-tsé, comme le problème des vents dominants contraires, ont constitué des freins importants : « L'obstacle au développement de ces sociétés n'était pas insurmontable (…) mais elles se retrouvèrent dans une position de faiblesse lorsqu'elles furent finalement confrontées à des visiteurs rapaces venus des anciennes régions arriérées d'Europe occidentale. »
L'histoire des grandes rébellions montre toutefois qu'elles n'ont pas souvent été capables de porter un projet de réorganisation de la société sur des bases nouvelles. Exception faite de la Commune, décrite par Marx comme « un nouveau point de départ d'une importance historique universelle ». Mais cette histoire révèle aussi que les révolutions sont parfois imprévisibles. Plusieurs éclatèrent durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, après une période de paix sociale, aux États-Unis, en Irlande, en Angleterre, en Haïti, en Amérique Latine ou en France. Les chapitres qui leur sont consacrés sont l'occasion, par-delà la narration d'événements connus, de descriptions minutieuses, comme celle de la structuration par classes de la société française de cette époque. Ils illustrent aussi la manière dont le fil du récit peut se rompre sans crier gare : « Il aurait été facile pour un observateur contemplant le monde au milieu des années 1750, de conclure que l'âge des révolutions était depuis longtemps dépassé, malgré les absurdités et les atrocités de l'époque. »
L'échelle choisie par Chris Harman lui permet de mettre à mal la croyance, développée dans les années 1990 par Francis Kukuyama, en une fin de l'histoire – ou du moins une fin de l'histoire de la lutte des classes – et l'illusion du progrès inéluctable sous le capitalisme. La durée de vie de ce mode d'organisation semble bien courte au regard des millénaires qui ont précédé son apparition. Et « pour une large part de l'humanité, la réalité de la vie a été, à divers moments du siècle, plus horrible qu'à aucune période de l'histoire connue ». Sans compter le creusement accéléré des inégalités : « À la fin des années 1960, l'écart de revenus entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres de la population mondiale était de trente pour un, (…) en 1998, de soixante-quatorze pour un. » L'ouvrage, publié dans sa langue d'origine en 1999, n'englobe pas les crises récentes qui sont venues troubler le consensus qu'il dénonce. Mais il apporte tout de même de l'eau au moulin de ceux qui cherchent une alternative à un système moins enraciné qu'il n'en a eu l'air. La longue durée offre une multitude d'exemples qui attestent du surgissement inattendu des révolutions et du possible basculement vers d'autres formes d'organisation. Voici donc une histoire qui « raconte comment nous sommes devenus ce que nous sommes ». Or « comprendre cela, suggère l'auteur, c'est la clé qui permet de savoir si nous pouvons, et comment nous pouvons, changer le monde dans lequel nous vivons ».
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Naissance des classes
Contre la croyance dans le caractère naturel, propre au comportement humain, de l'inégalité et de l'oppression, partagée par Desmond Morris, Robert Ardrey ou Richard Dawkins, cet ouvrage s'attache à montrer que la division en classes est le produit d'une histoire. Nulle compétition, nulle domination masculine, nulle obsession de la propriété privée dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. La vision de bandes de « sauvages » se livrant des batailles sanglantes pour assurer leur survie n'est pas corroborée par la recherche scientifique. « C'est en étudiant ces sociétés que des anthropologues comme Richard Lee ont pu tirer des conclusions sur ce que fut la vie de l'ensemble de notre espèce pendant au moins 90 % de son histoire », rappelle Chris Harman. Sur tous les continents, l'obtention de moyens d'existence reposait sur la collaboration, l'entraide, un principe de réciprocité généralisée. « Il n'y avait pas de dirigeants, de patrons ou de divisions en classes dans ces sociétés », affirme l'auteur. L'égalitarisme et l'altruisme étaient poussés par la nécessité, la survie de chacun dépendant de celle du groupe. « La division en classes, l'établissement d'appareils d'État permanents reposant sur des bureaucrates salariés à plein temps et des corps d'hommes armés, la subordination des femmes » n'ont donc pas toujours existé. Comment, dès lors, « expliquer que des hommes qui n'avaient jamais manifesté de velléité de domination deviennent soudain des oppresseurs ? Et comment comprendre la soumission, tout aussi nouvelle, d'un groupe d'individus » ?L'émergence des sociétés de classes remonte à la révolution urbaine, il y a environ dix mille ans. Dans la lignée de Marx et Engels, Harman estime que ce changement procède de fondements matériels. D'où l'insistance de l'auteur à décrire l'évolution des techniques agraires et autres moyens de subsistance. « La division en classes était le revers de la médaille de l'introduction de méthodes de production dégageant un excédent. » Ainsi, le labourage à la charrue « encouragea un approfondissement de la division sexuelle du travail », le creusement et la maintenance de canaux d'irrigation de canaux ordinaires « introduisit une division entre ceux qui supervisaient le travail et ceux qui l'exécutaient », le stockage des denrées fit émerger des responsables de la gestion et de la surveillance. Pour l'essentiel, outre que le surplus de production découlant de ces améliorations permit à certains de se libérer des travaux agricoles, il favorisa aussi l'apparition d'une minorité privilégiée vivant du travail des autres. Chris Harman redéfinit au passage la place de l'Afrique dans ce processus, mettant en cause un préjugé qui consiste à y voir un continent arriéré, inapte à entrer dans l'histoire et à regarder vers l'avenir. En 1965, l'historien de droite Hugh Trevor-Roper écrivait : « Il n'y a en Afrique que l'histoire des Européens. Le reste n'est que ténèbres. » Plus récemment, en 2007, Nicolas Sarkozy a prétendu lors du discours de Dakar que « l'homme africain » n'était « pas assez entré dans l'Histoire ». « Pourtant tous les processus qui concoururent à l'apparition de la civilisation en Eurasie et dans les Amériques se développèrent de la même façon en Afrique, et ce à plusieurs reprises », affirme l'auteur. Mais les méfaits de la mouche tsé-tsé, comme le problème des vents dominants contraires, ont constitué des freins importants : « L'obstacle au développement de ces sociétés n'était pas insurmontable (…) mais elles se retrouvèrent dans une position de faiblesse lorsqu'elles furent finalement confrontées à des visiteurs rapaces venus des anciennes régions arriérées d'Europe occidentale. »
Vers La Fin du capitalisme ?
L'« histoire populaire » que dessine cet ouvrage se nourrit à la source des soulèvements qui agitèrent toutes les sociétés, depuis les premiers empires chinois, les cités grecques, la civilisation romaine, l'essor du christianisme et les empires islamiques. Ces émeutes, révoltes et rébellions s'apparentent toujours, au moins en partie, à des luttes de classes. Un exemple parmi tant d'autres : le Moyen Âge connut une crise économique qui engendra des affrontements acharnés entre seigneurs et paysans en plusieurs endroits. En 1325, les paysans libres des Flandres occidentales refusèrent de payer les dîmes à l'Église et les fermages au seigneur féodal. En juin 1381, la « Révolte des paysans » anglaise permit brièvement aux insurgés ruraux de contrôler Londres. À Paris, à la fin des années 1350, certains des bourgeois les plus riches prirent également le contrôle de la ville. En Italie, en 1378, ce sont les artisans de la laine qui s'emparèrent de Florence après s'être retournés contre les chefs des guildes de marchands dominantes.L'histoire des grandes rébellions montre toutefois qu'elles n'ont pas souvent été capables de porter un projet de réorganisation de la société sur des bases nouvelles. Exception faite de la Commune, décrite par Marx comme « un nouveau point de départ d'une importance historique universelle ». Mais cette histoire révèle aussi que les révolutions sont parfois imprévisibles. Plusieurs éclatèrent durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, après une période de paix sociale, aux États-Unis, en Irlande, en Angleterre, en Haïti, en Amérique Latine ou en France. Les chapitres qui leur sont consacrés sont l'occasion, par-delà la narration d'événements connus, de descriptions minutieuses, comme celle de la structuration par classes de la société française de cette époque. Ils illustrent aussi la manière dont le fil du récit peut se rompre sans crier gare : « Il aurait été facile pour un observateur contemplant le monde au milieu des années 1750, de conclure que l'âge des révolutions était depuis longtemps dépassé, malgré les absurdités et les atrocités de l'époque. »
L'échelle choisie par Chris Harman lui permet de mettre à mal la croyance, développée dans les années 1990 par Francis Kukuyama, en une fin de l'histoire – ou du moins une fin de l'histoire de la lutte des classes – et l'illusion du progrès inéluctable sous le capitalisme. La durée de vie de ce mode d'organisation semble bien courte au regard des millénaires qui ont précédé son apparition. Et « pour une large part de l'humanité, la réalité de la vie a été, à divers moments du siècle, plus horrible qu'à aucune période de l'histoire connue ». Sans compter le creusement accéléré des inégalités : « À la fin des années 1960, l'écart de revenus entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres de la population mondiale était de trente pour un, (…) en 1998, de soixante-quatorze pour un. » L'ouvrage, publié dans sa langue d'origine en 1999, n'englobe pas les crises récentes qui sont venues troubler le consensus qu'il dénonce. Mais il apporte tout de même de l'eau au moulin de ceux qui cherchent une alternative à un système moins enraciné qu'il n'en a eu l'air. La longue durée offre une multitude d'exemples qui attestent du surgissement inattendu des révolutions et du possible basculement vers d'autres formes d'organisation. Voici donc une histoire qui « raconte comment nous sommes devenus ce que nous sommes ». Or « comprendre cela, suggère l'auteur, c'est la clé qui permet de savoir si nous pouvons, et comment nous pouvons, changer le monde dans lequel nous vivons ».
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