domingo, 7 de novembro de 2021

Fenomenologia na França -

a phénoménologie devenue, sans doute, le courant majeur dans la philosophie française du xxe siècle, a d’abord été un produit importé. Pour comprendre les conditions de ce transfert, il faut le restituer dans un contexte déterminé, celui de la constitution de la « philosophie allemande » en (quasi-) label théorique dans le champ philosophique des années 1930-1950. Il s’agit donc, en partie, d’une affaire française qui ne peut être considérée, ni de façon immanente comme évolution interne de la pensée, ni de façon externe, en ignorant les enjeux spécifiques présents dans un ensemble de notions, de problèmes et, surtout, de hiérarchies souvent implicites déterminant un ordre cognitif de priorité, d’urgence et d’importance et prescrivant ce qu’il faut faire valoir et ce qu’il faut exclure. Exister philosophiquement, c’est prendre position dans l’univers des choix pertinents. Et comme tout professionnel, les philosophes possèdent une forme spécifique de tact, qui permet, indissociablement, de repérer les positions objectives essentielles caractérisées par un volume de capital théorique déterminé et de mobiliser des instruments symboliques d’expression et de classement (idéaliste, marxiste, kantien, heideggerien...) qui peuvent servir à produire et à manifester des choix fondamentaux non réductibles à un pur contenu cognitif. À l’histoire idéale de la philosophie, on peut opposer une histoire réelle où les concepts sont solidaires d’une multitude d’humeurs, de goûts, de dégoûts, qui, quoique vivement ressentis et exprimés par les agents, se trouvent trop souvent soit censurés soit refoulés dans l’anecdote [1]

[1]La question de la relation entre la sociologie des champs….

Une époque nouvelle

2Ce qui est en cause, à la fin des années 1920, est un ensemble de transformations structurales ayant affecté un champ philosophique jusqu’alors organisé par l’opposition entre deux pôles, celui de la culture scientifique et celui de la philosophie d’institution. Le premier attirait des agents, positivistes ou rationalistes, s’efforçant de favoriser des échanges informés entre la philosophie et les disciplines scientifiques, logiciens, épistémologues, historiens des sciences et, aux frontières du champ, sociologues. En rupture avec l’héritage spiritualiste, ces individus étaient prédisposés à adopter des positions novatrices en différents univers, philosophique, pédagogique, politique. Depuis le début du siècle, ce champ avait été dominé par une orientation, l’idéalisme « critique » (ou rationaliste) incarné par une figure centrale de la « nouvelle Sorbonne », Léon Brunschvicg : il s’agissait d’une alliance entre la tradition académique, la science et la démocratie (nombre des universitaires en question, d’origine juive, avaient été dreyfusards). Dans la lignée d’Auguste Comte, la philosophie contemporaine devait avoir pour tâche de réaliser une histoire des « progrès de la conscience occidentale », permettant de révéler la raison humaine essentiellement à travers ses objectivations scientifiques. Pour rompre avec la tradition rhétorique (dénoncée par Émile Durkheim et par d’autres), une réforme de l’entendement scolaire, passant par la « discipline » de la science, apparaissait indispensable. Le second pôle, très lié à l’héritage spiritualiste, se définit par l’attachement puissant aux prérogatives de la discipline noble. Entre les deux, on peut situer tout un ensemble de positions propices à un conservatisme éclairé s’efforçant, sur le modèle bergsonien, d’accorder le sens métaphysique de l’absolu avec les développements des sciences [2][2]Sur l’analyse du champ philosophique dans les années 1900, voir…. L’invariance structurale de ce type d’oppositions commande assez directement la relative inertie, sur une durée longue, des prises de position théoriques. Au cours des années 1920, les rapports de forces ont évolué au détriment du pôle rationaliste. La ligne théorique et pédagogique dont il était porteur, celle de la « nouvelle Sorbonne », a échoué à s’imposer dans l’institution universitaire où a été préservé le lien organique entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur à travers les programmes scolaires du baccalauréat et de l’agrégation et la formation des enseignants [3][3]C’est en 1925, dans un contexte de retour à la culture…, et où, par voie de conséquence, l’étude des sciences a été maintenue dans un statut subalterne [4][4]Sur le cas de la sociologie, voir Victor Karady, « Durkheim,… ; et de plus en plus, l’histoire de la philosophie est apparue comme le principe majeur d’intégration de la discipline. Le renforcement de l’orthodoxie universitaire s’est accompagné de la formation d’une avant-garde philosophique dans les frontières du champ académique, notamment dans le champ littéraire.

3L’innovation majeure, au cours de la fin des années 1920, a été l’importation de la philosophie allemande qui, sous un label national prestigieux, enfermait surtout une sorte de programme théorique permettant de rompre avec les présupposés de la culture philosophique dominante dans les années 1900. Le recours à ce label associant les noms de Dilthey, de Heidegger, de Hegel (alors en plein « retour »), de Husserl, de Jaspers, de Nietzsche, de Scheler, ainsi que de Kierkegaard [5][5]Les auteurs vivants ainsi que Hegel et Kierkegaard étaient,…, était une façon d’agir au sein de l’espace philosophique indigène pour modifier le rapport de forces au détriment du rationalisme universitaire, jugé coupable de deux errements dont l’importance relative pouvait varier selon les points de vue dans le champ : la réduction de la philosophie à une réflexion étroitement « positiviste » sur la science ; la prédilection pour un intellectualisme fade à propos de questions d’ordre éthique et politique.

4Parmi les médiateurs entre espaces nationaux au cours des années 1930-1940, un certain nombre, souvent d’origine juive, étaient liés à l’Allemagne par leur nationalité, par leur scolarité ou par la langue (Bernard Groethuysen né en 1880, Alexandre Koyré en 1892, Georges Gurvitch en 1894, Aron Gurwisch en 1901, Alexandre Kojève en 1902, Éric Weil en 1904, Emmanuel Levinas en 1905). D’origine étrangère, dépourvus de titres canoniques, ils ont accumulé du capital philosophique hors de la Sorbonne et de l’ENS, et ont contribué à faire connaître, par des traductions ou des commentaires, les auteurs allemands, de même que les médiateurs français qui mettaient à profit à la fois un capital scolaire et un capital linguistique (Jean Wahl né en 1888, Henry Corbin et Vladimir Jankélévitch [6][6]Est mentionné ici le jeune Jankélévitch, lecteur et… en 1903, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre en 1905, Maurice de Gandillac en 1906, Jean Beaufret et Jean Hyppolite en 1907, Maurice Merleau-Ponty en 1908, Paul Ricœur en 1913). Pour des auteurs de la tradition spiritualiste, l’importation de ces biens philosophiques pouvait être favorablement accueillie dans la mesure où elle trouvait à être rapportée à un contexte plus général de retour à la pensée métaphysique et religieuse (René Le Senne né en 1882, Louis Lavelle en 1883, Gabriel Marcel en 1889). On peut penser que l’afflux de ces biens, favorisé par la circulation physique d’intellectuels en migration autant que par l’activité de traduction et de commentaire, a eu pour effet de faire exister dans l’espace des possibles une alternative à la ligne universitaire orthodoxe – rationalisme d’inspiration kantienne ou cartésienne combiné avec un « progrès de la conscience occidentale » (selon la terminologie de L. Brunschvicg). La mobilisation de ressources externes était une opportunité pour tous ceux qui avaient peu de chances d’obtenir la reconnaissance de l’institution universitaire : c’est dans cette logique de solidarité négative que l’on peut comprendre la coexistence d’avant-gardes disparates ainsi que la multipositionnalité de certains agents cumulant des spécialités apparemment hétérogènes. Les individus porteurs d’innovation étaient liés à des filières marginales (EPHE, Collège de France, Centre de synthèse) ou occupant des positions périphériques (charges de cours, emplois dans des bibliothèques). Ils pouvaient appartenir simultanément à des espaces aussi distincts que la philosophie nouvelle d’inspiration allemande et l’histoire des religions (H. Corbin à la fois traducteur de Heidegger et spécialiste d’histoire de l’islam), la philosophie allemande et l’épistémologie (A. Kojève).

5L’une des figures centrales est celle d’Alexandre Koyré qui était à l’intersection d’une multitude de cercles. Né en 1892 en Russie, issu de la bourgeoisie juive d’affaires, il a été élève d’Edmund Husserl, d’Adolf Reinach et de Max Scheler, avant d’émigrer à Paris où il a obtenu la nationalité française. Après ses études de philosophie, il a acquis une compétence en histoire de la philosophie médiévale auprès d’Étienne Gilson (mémoires sur l’idée de Dieu chez Descartes en 1922, sur l’idée de Dieu chez saint Anselme en 1923, puis sur Jacob Boehme en 1929) qu’il a remplacé, un temps, à la Sorbonne avant de devenir directeur d’études à la Ve section de l’EPHE (1931) où, collègue de personnalités comme Émile Benveniste et Georges Dumézil, il a enseigné sur des thèmes très divers. Abordant l’histoire de la pensée religieuse, l’histoire des sciences et des techniques, l’histoire culturelle ainsi que la philosophie allemande (Hegel, Husserl, Heidegger), il participait à tout un ensemble de réseaux intellectuels informels (chez lui, au café d’Harcourt) ou formels, avec des philosophes (B. Groethuysen, A. Kojève, G. Marcel), des collègues de l’EPHE (H. Corbin, E. Gilson, G. Vajda), des historiens (L. Febvre), des philosophes et des historiens des sciences (G. Bachelard, L. Brunschvicg, E. Meyerson, H. Metzger), et il s’est trouvé plus ou moins étroitement associé à des entreprises telles que la section d’histoire des sciences du Centre de synthèse (fondé en 1929 par Henri Berr), l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences de la Sorbonne (créé en 1932 par Abel Rey, professeur d’histoire et de philosophie des sciences à la Sorbonne), la Revue d’histoire et de philosophie religieuses de Strasbourg, la revue ThalèsL’Encyclopédie française de Lucien Febvre et, enfin, la revue Recherches philosophiques fondée en 1931-1932 où il côtoyait l’historien des religions Henri-Charles Puech et le philosophe des sciences Gaston Bachelard.

6Familier des nouveaux courants intellectuels, Alexandre Koyré occupait une position en quelque sorte symétrique à celle de Sartre. Leurs trajectoires condensent, en effet, les oppositions majeures au sein de l’avant-garde du champ philosophique. Alors que Sartre, plus jeune d’une dizaine d’années, pouvait revendiquer vers 1938 un statut éminent de créateur grâce à des ressources, en partie, procurées par le rattachement au champ littéraire, Koyré était assigné, par son capital spécifique d’ordre philosophique, scientifique et historique, à une image moins éclatante de spécialiste, car l’historicisme méthodologique et rationaliste qu’il mettait en œuvre sur des terrains empiriques était peu propice à la formulation de thèses grandioses. L’investissement intense, d’abord dans la grande théorie philosophique, puis dans des objets offerts par le champ intellectuel supposait les dispositions d’un héritier précoce et comblé qu’était Sartre, doté de tous les attributs éminents et capable de participer à un jeu parfaitement maîtrisé auquel il adhérait pleinement jusque dans une désinvolture volontiers affichée. Au contraire, voué à des investissements plus « sérieux » par une compétence d’érudit, ayant eu à faire ses preuves plus longuement et laborieusement dans un pays dont il n’était pas originaire, Koyré pouvait cumuler un dévouement considérable au savoir et une sorte d’agnosticisme théorique qui le retenait de s’exprimer dans les grands débats associés à la condition d’intellectuel [7][7]«A cause de l’ouvrage sur Boehme et d’autres publications sur….

7Initialement, les auteurs allemands n’ont pas été publiés par l’éditeur universitaire quasi exclusif, Alcan, mais surtout par des éditeurs non spécialisés misant sur les nouvelles tendances. Ainsi, Gallimard a publié la première traduction de Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? avec des extraits de L’Être et le temps (1938), plus tard Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl (1950), Nietzsche de Karl Jaspers (1950), Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs de Max Scheler (1955) ; c’est le même éditeur qui a publié les ouvrages d’auteurs nouveaux tels que B. Groethuysen (fondateur de la « Bibliothèque des idées » et membre du comité de lecture), et surtout les auteurs existentialistes (ou assimilés) les plus réputés, Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir, Gabriel Marcel, Albert Camus. La maison Aubier-Montaigne, fondée en 1924, qui s’est consacrée largement à la philosophie religieuse et mystique, a joué un rôle également important, notamment à travers la collection « Philosophie de l’esprit » créée en 1934 par L. Lavelle et R. Le Senne : elle a contribué à la connaissance des œuvres de Hegel (avec des commentaires de Jean Hyppolite et de Henri Niel) et de Kierkegaard, mais aussi de Nicolas Berdiaeff, de Martin Buber, de Nicolaï Hartmann, de Max Scheler, de Vladimir Soloviev, et a publié des auteurs français tels que Jean Guitton, Louis Lavelle, René Le Senne, Gabriel Marcel, Jean Nabert, Maurice Nédoncelle, Paul Ricœur. Cette même maison d’édition a abrité, de 1934 à 1941, la revue Esprit, dirigée par Emmanuel Mounier.

8La diffusion des courants nouveaux n’a pas été assurée par des revues universitaires, mais plutôt par de petites revues situées dans les marges du champ universitaire. L’une d’elles, Recherches philosophiques, a été créée en 1931 chez un petit éditeur, Boivin, par Koyré, Puech, Spaier [8][8]Né à Iasi en Roumanie en 1883, reçu premier à l’agrégation de…, plus tard rejoints par Bachelard et Souriau. Dotés d’une position académique marginale, ils avaient dû obtenir une légitimation académique à travers un « comité de patronage » où figuraient nombre de professeurs à la Sorbonne (E. Bréhier, L. Brunschvicg, H. Delacroix, G. Dumas, É. Gilson, A. Lalande, L. Lévy-Bruhl, A. Rey, A. Rivaud, L. Robin) ainsi que d’autres personnalités rattachées à diverses institutions savantes, dont l’ENS ou le Collège de France (C. Bouglé, P. Janet, X. Léon, S. Lévi, E. Le Roy, E. Meyerson). Mais les auteurs de la revue n’étaient que, pour une part, des philosophes universitaires. En rupture avec le style des revues officielles de philosophie, il s’agissait d’« être ouvert non seulement aux travaux d’allure définitive mais aussi à des recherches en cours ». Ce qui caractérisait la revue était, avant tout, un parti pris de nouveauté qui consistait autant dans un effort pour faire connaître des nouveaux courants contemporains (phénoménologie, existentialisme…) que dans la recherche d’associations inédites entre des univers séparés : par exemple dans le numéro un, sous la rubrique « Tendances actuelles de la métaphysique » étaient réunis des textes aussi dissemblables que ceux de Jean Wahl (« Vers le concret »), d’Albert Spaier (« Pensée et étendue »), de Gaston Bachelard (« Noumène et microphysique »), de Jean Baruzi (« Sur le langage mystique ») et de Martin Heidegger (« De la nature de la cause »). Des spécialités différentes étaient conduites à voisiner, philosophie et histoire des religions (J. Baruzi, H. Corbin, P. Masson-Ourcel), philosophie nouvelle (M. Heidegger, E. Husserl, K. Löwith, J.-P. Sartre, G. Marcel, J. Wahl), épistémologie et histoire des sciences (G. Bachelard, J. Cavaillès, E. Dupréel, A. Lautman, E. Meyerson, H. Reichenbach), théologie (article sur R. Bultmann) et métaphysique spiritualiste (J. Hersch, P. Landsberg, A. Marc), linguistique (H. Pos), psychopathologie (E. Minkowski, J. Lacan). À côté d’auteurs à la mode (Dilthey, Hegel, Heidegger, Kierkegaard, Nietzsche) figuraient des études sur la mystique et la théologie orientales. De même coexistaient des représentants de disciplines érudites (G. Dumézil) et des essayistes difficilement classables (G. Bataille, R. Caillois, P. Klossowski).

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On voit que, entre le pôle académique et le pôle d’avant-garde du champ philosophique, existaient des zones de contact et d’échange. L’un des médiateurs entre l’orthodoxie des maîtres et l’hérésie des prétendants a été Jean Wahl. Né en 1888, normalien et agrégé de philosophie, neveu de Léon Brunschvicg, il possédait les attributs de l’excellence philosophique, tout en étant ouvert aux nouveaux courants intellectuels extérieurs à l’Université avec lesquels il s’est familiarisé notamment grâce à la fréquentation du cercle réuni autour de son ami Gabriel Marcel, qui attirait des personnalités très diverses (Groethuysen, Lavelle, Le Senne, Levinas, Ricœur, Sartre). On lui doit le mot d’ordre « Vers le concret », titre de son livre paru en 1932. Ce mélange de conformité et d’innovation qui marque les sujets de ses thèses (Les Philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Paris, Alcan, 1920 ; Du rôle de l’instant dans la philosophie de Descartes, Paris, Alcan, 1920) est ce qui lui a permis de mener une carrière dans l’enseignement supérieur dès 1920, tout en se consacrant à des auteurs pris hors du Panthéon (Kierkegaard, Hegel, Nietzsche) ainsi qu’à l’écriture poétique, et en cultivant des amitiés dans des cercles marginaux (le Collège de sociologie de Georges Bataille). Sa nomination à la Sorbonne, en 1936, marque la consécration du style philosophique nouveau dont il est un soutien et un commentateur aussi attentif que prudent [9][9]Sur sa trajectoire, voir Isabelle Kalinowski, « La littérature….

10Le changement des rapports de forces dans le champ philosophique se reflète en partie dans les transformations des caractéristiques sociales des générations successives. Les philosophes de la « nouvelle Sorbonne » adhéraient à une vision libératrice de l’activité intellectuelle, plus ou moins directement inscrite dans leur trajectoire qui combinait la réussite scolaire avec une position dominée : normaliens, agrégés de philosophie, puis docteurs d’État, plusieurs d’entre eux étaient d’origine juive, et issus, pour la plupart, moins de professions intellectuelles (F. Rauh, père enseignant dans une institution pour sourds) que de la petite ou moyenne bourgeoisie commerçante (L. Brunschvicg, L. Lévy-Bruhl, G. Milhaud) et, plus rarement, de fractions de la bourgeoisie détentrices de plusieurs espèces de capital (E. Halévy dont on peut rapprocher l’« autodidacte » X. Léon), ou encore de l’univers sacerdotal (Durkheim dont l’ascendance maternelle était commerçante). Leur engagement dreyfusard a été une occasion privilégiée de manifester des valeurs éthico-politiques qui étaient conformes à l’idéal des Lumières et qui reposaient sur l’alliance de la science, de la raison et du progrès. Quoiqu’en déclin, les maîtres de la « nouvelle Sorbonne » ont continué à dominer l’institution jusqu’à la fin des années 1930 : Lévy-Bruhl a enseigné à la Sorbonne jusqu’en 1926 et Brunschvicg (qui, avec Xavier Léon, a invité et accueilli Husserl à Paris) jusqu’en 1940. Leur pouvoir reposait sur le contrôle, souvent direct et formel, des instances de reproduction institutionnelle (agrégation, jurys de thèse), des lieux d’édition, de publication (maison Alcan, Revue de métaphysique et de moraleRevue philosophique) et d’échanges savants (Société française de philosophie).

11Il est difficile de ne pas rapporter aux origines sociales des universitaires de la Sorbonne l’image grisâtre que s’en faisaient les aspirants philosophes dans l’entre-deux-guerres. En dehors de ceux qui viennent d’être évoqués, on peut noter que les philosophes de la Sorbonne étaient, pour la plupart, d’origine relativement modeste : on rencontrait un fils de fonctionnaire de l’enseignement (Émile Bréhier, né en 1876, nommé en 1919), des fils d’employés (Raymond Thamin, né en 1857, nommé en 1924 ; Paul Fauconnet, né en 1874, nommé en 1921 ; Charles Blondel, né en 1876, nommé en 1929) ou de commerçants et négociants (Étienne Gilson, né en 1884, nommé en 1921 ; Abel Rey, né en 1873, nommé en 1919 ; Léon Robin, né en 1866, nommé en 1924) ; quelques-uns, il est vrai, étaient d’origine plus élevée, fils d’industriel (Jean Laporte, né en 1886, nommé en 1932), d’universitaire (Henri Delacroix, né en 1873, nommé en 1909), de haut fonctionnaire (Albert Rivaud, né en 1876, nommé en 1927), de médecin (Georges Dumas, né en 1866, nommé en 1921), et d’enseignants du secondaire (André Lalande, né en 1867, nommé en 1898 ; Maurice Halbwachs, né en 1877, nommé en 1935 ; Jean Wahl né en 1888, nommé en 1936). L’origine provinciale était nettement dominante dans cette population (les seuls Parisiens étaient Brunschvicg, Delacroix, Gilson) [10][10]Ces caractéristiques des philosophes de la Sorbonne sont….

12On peut mieux comprendre la logique des prises de position éthiques et intellectuelles de ces universitaires si l’on sait que seule une minorité professait des opinions religieuses, en l’occurrence catholiques (Gilson, Laporte, Rivaud, Thamin). Chez plusieurs de ces professeurs, la référence à la science était soit explicite (Blondel et Dumas enseignaient la psychologie, Fauconnet la sociologie, Lalande – initialement – la « logique et méthodologie des sciences », Halbwachs l’« histoire de l’économie sociale », puis la « méthodologie et logique des sciences », et enfin la sociologie, Rey l’« histoire et philosophie des sciences ») soit implicite dans des cas assez notoires comme ceux de Brunschvicg, dont la compétence d’épistémologue et d’historien des sciences était dissimulée sous le titre indéfini de « philosophie générale » propre à lui assurer une autorité sur tout domaine, puis sous celui d’« histoire de la philosophie moderne », et de Lévy-Bruhl, qui, officiellement professeur d’histoire de la philosophie moderne en tant que spécialiste de Comte, de Descartes, de Jacobi, de Hume, de Leibniz et d’autres philosophes, consacrait une grande partie de son temps aux questions de la mentalité primitive, menant ainsi une sorte de « double carrière » [11][11]Sur L. Lévy-Bruhl, voir Dominique Merllié, « Présentation. Le….

13Par contraste, les agents de la propagation des doctrines nouvelles de type phénoménologico-existentialiste apparaissent plus souvent issus de fractions cultivées des classes supérieures. Parmi les individus ayant pu contribuer d’une façon ou d’une autre, dans les années 1930-1940, à l’importation de la philosophie allemande et à l’essor du nouvel esprit philosophique, plusieurs étaient issus de fractions cultivées de la bourgeoisie aisée (R. Aron, H. Corbin, A. Kojève, A. Koyré), haut fonctionnaire (G. Marcel), professions libérales (B. Groethuysen, V. Jankélévitch), professeurs du secondaire (P. Ricœur, J.-P. Sartre, J. Wahl), libraire (E. Levinas), ou encore de la noblesse (S. de Beauvoir) et du monde des officiers (J. Hyppolite, M. Merleau-Ponty). Un déclassement relatif caractérise les trajectoires de certains individus, et notamment de ceux nés à l’étranger et venus en France à la suite d’événements plus ou moins dramatiques. Parmi les porteurs de la culture nouvelle, quelques-uns ont connu, dans leur milieu d’origine, une ambiance religieuse (S. de Beauvoir, H. Corbin, J. Hyppolite, E. Levinas, M. Merleau-Ponty, P. Ricœur), qui peut avoir contribué à entretenir une réticence envers les orientations « scientistes ».

Traditions et traductions

14Tout portait les prétendants à accomplir en philosophie une « révolution conservatrice » dans une version certes atténuée et ajustée aux conditions nationales d’ordre intellectuel autant que politique. L’un des principes de leur mobilisation était une humeur anti-objectiviste incitant à refuser l’assimilation du réel à l’objet construit par la science au moyen du classement et de la mesure. Dès la fin du xixe siècle, l’essor des sciences de l’homme était propre à éveiller, chez des philosophes et, en général, auprès des détenteurs d’un capital d’humanités, des sentiments d’inquiétude non dépourvus de fascination. Ils étaient enclins à se demander si la science n’aurait pas le pouvoir de métamorphoser les domaines les plus nobles de l’existence en simples objets de savoir justiciables de procédures les plus prosaïques. C’est ainsi que le fantasme social de l’uniformisation et du nivellement, fondé, il est vrai, sur une transformation de l’espace des disciplines et des modèles d’excellence intellectuelle, est devenu un invariant des discours tenus par ces agents. Mais la forme politique qu’il a pu revêtir dépendait de l’état des relations entre le champ philosophique, le champ universitaire et le champ politique, comme le montre une comparaison entre la France et l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres. Alors que, dans un cas, le compromis entre la république et la culture humaniste avait rendu possible une vision relativement pacifiée, la crise de la voie libérale affectait brutalement les professeurs allemands : le sentiment de déclin exprimé par divers idéologues tels qu’Oswald Spengler suscitait chez eux la crispation et la mobilisation idéologico-politique en vue de défendre les valeurs supérieures de la « culture » (Bildung) et de l’« esprit » contre les menaces de la société « utilitariste » et « technicienne » [12][12]Fritz K. Ringer, The Decline of the German Mandarins. The…. La « personne », associée dans un cas à la liberté de pensée individuelle, se voyait, dans l’autre cas, associée, par une rhétorique tragique, à l’histoire (nationale) et à la « communauté ».

15L’un des terrains de prédilection de cette humeur intellectuelle a été le discours sur la science qui s’est construit selon deux lignes stratégiques. À la différence de l’antinaturalisme, ligne d’ordre plutôt défensif visant à attribuer à la philosophie un domaine irréductible à ceux des disciplines « mondaines » (la psychologie [13][13]Sur le débat théorique concernant particulièrement le…, la sociologie, l’histoire), l’anti-objectivisme consiste plutôt à déterminer le fondement théorique de disciplines vouées à une incompréhension profonde, inéluctable, originelle sur leurs propres présupposés et à procurer un surcroît d’intelligibilité à des disciplines aveugles sur elles-mêmes. La rupture avec la logique de l’objectivation scientifique supposait l’invention d’une logique spécifique, fondamentale et fondatrice : un fondement philosophique des savoirs objectivants qui soit tel qu’il puisse être lui-même considéré comme inobjectivable, inclassable selon les catégories de l’objet qu’il fonde. Ce rapport à la scientificité favorisait une vision doublement dualiste. À un premier partage opposant science et philosophie s’en ajoute un second opposant sciences de la nature et sciences de l’homme. Contre le péché d’objectivisme qui consiste à appliquer les mêmes méthodes au domaine du connaissable dans son ensemble, le dualisme épistémologique établit une ligne de défense, qui repose sur l’opposition présumée radicale entre la nature et la culture, reflet de la dualité ontologique de la chose et de l’homme [14][14]Sur « l’arrière-plan théologique de l’antinaturalisme….

16C’est pourquoi le nom de Bergson, héraut d’une métaphysique rénovée capable de surmonter le kantisme et le positivisme, est celui qui vient spontanément à l’esprit des importateurs lorsqu’ils cherchent à procurer à leurs lecteurs le meilleur équivalent français possible des penseurs d’outre-Rhin [15][15]Sur ce point, voir L. Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La…. Cette « parenté profonde entre le bergsonisme et la phénoménologie » évoquée par l’un des premiers commentateurs de Husserl en France, Georges Gurvitch [16][16]G. Gurvitch, Les Tendances actuelles de la philosophie…, semble avoir été admise ou revendiquée par nombre de phénoménologues [17][17]Dans un article suggestivement intitulé « De Bergson à la…. Au sein même de l’institution universitaire, le lien entre les deux traditions nationales a été établi par certains médiateurs (J. Wahl, V. Jankélévitch, auteur d’une thèse sur Schelling). Contre l’« abstraction », l’« entendement », l’« objet », l’« analyse », il était fait appel au « concret », à la « vie », à l’« existence », au « vécu », à la « totalité », à tous ces mots déjà familiers, dans une certaine mesure, pour des lecteurs français qui, à travers la variante allemande, pouvaient avoir le sentiment de s’affranchir des contraintes doctrinales propres au bergsonisme, et d’accéder à une sphère nouvelle au charme de laquelle participaient vraisemblablement la langue et le style [18][18]La parenté entre bergsonisme et phénoménologie apparaissait…. La philosophie importée, particulièrement dans son registre phénoménologique, offrait des allures d’ésotérisme technique, qui confirmaient la rupture avec la tradition spiritualiste française tout en permettant d’euphémiser certaines pulsions religieuses. Cette nouvelle constellation intellectuelle annonçait le déclin de l’orientation idéaliste incarnée par le philosophe dominant de la Sorbonne : « La philosophie propre de Brunschvicg, déclarait Merleau-Ponty, ne cherchait pas à explorer ce monde concret qui reste en marge de la science. La perception, l’art, la religion n’étaient selon lui que des ébauches de la connaissance scientifique et la philosophie restait, pour lui, la simple connaissance de l’activité spirituelle à l’œuvre dans la science » [19][19]M. Merleau-Ponty, « L’agrégation de philosophie », Bulletin de…. Jusqu’à la fin des années 1920, d’après le même témoin, les copies des candidats à l’agrégation « étaient souvent une marche vers le Kant des trois Critiques » [20][20]M. Merleau-Ponty, « L’agrégation de philosophie », art. cit.,…, et portaient la marque d’une immuable orthodoxie scolaire.

17Au sein de la nébuleuse de la pensée « allemande », la phénoménologie paraissait promise à une place éminente qui permet de rendre compte, en partie, des caractéristiques de la production des problématiques philosophiques au cours des années 1930-1950, et notamment, de celles qui portent sur le statut des sciences sociales. La diffusion de ce courant, loin d’être massive, a été, en partie, rendue possible par la venue en France de figures éminentes (Scheler en 1924, Husserl en 1929), mais surtout elle doit sa réussite à l’autorité, à la fois philosophique et linguistique, d’un petit nombre de médiateurs ayant accès aux textes originaux ainsi qu’aux archives (notamment Groethuysen, Gurvitch, Héring, Koyré, Levinas), dont certains n’entendaient pas se cantonner dans un rôle de spécialiste (histoire de la philosophie) et visaient à la création originale. Il est remarquable que le nombre de traductions de Husserl soit longtemps demeuré relativement faible : en dehors du livre Méditations cartésiennes (série de conférences prononcées à la Sorbonne en 1929 et publiées en 1931 chez Armand Colin dans la traduction d’Emmanuel Levinas et de Gabrielle Peiffer, revue par Alexandre Koyré), seule œuvre importante de Husserl disponible pour eux, les lecteurs français n’auront, jusqu’aux années 1950, qu’une image partielle et biaisée de l’œuvre du philosophe allemand.

18L’un des premiers à avoir présenté Husserl à des lecteurs français a été Bernard Groethuysen. Né en 1880 à Berlin, il a suivi des cours de philosophie (W. Dilthey dont l’influence a été profonde sur lui), mais aussi d’économie (G. Schmoller), de psychologie (C. Stumpf), d’histoire de l’art (H. Wölfflin) et a soutenu une thèse de doctorat sur la sympathie (1904) où se trouvaient mêlées psychologie et histoire de l’art. Dès 1910, il a contribué à faire connaître en France la philosophie allemande contemporaine. Après guerre, il n’a cessé de circuler entre Berlin où il était assistant (1920), puis professeur (1931-1932), et la France, où il exerçait diverses activités (collaboration à plusieurs revues dont la NRF, décades de Pontigny, création de la « Bibliothèque des idées » chez Gallimard) et où il s’est installé définitivement en 1933. Ses relations s’étendent de part et d’autre du Rhin parmi des écrivains, des essayistes (C. du Bos, A. Gide, B. Parain, J. Paulhan), des philosophes et des sociologues (H. Corbin, W. Dilthey, E. Husserl, A. Koyré, G. Marcel, M. Scheler, G. Simmel). Devenu un médiateur entre pays et entre disciplines, il a joué un rôle déterminant dans certaines entreprises comme la publication par Gallimard de la première traduction de Heidegger. Ses propres orientations intellectuelles et politiques l’ont porté plutôt vers le marxisme dont son œuvre porte les empreintes, même si son livre majeur, Les Origines de l’esprit bourgeois en France (Gallimard, 1927) s’inscrit plutôt dans une tradition d’histoire sociale de la culture et de la religion. Dans son Introduction à la pensée philosophique allemande depuis Nietzsche (Stock, 1926) [21][21]Repris dans Philosophie et histoire, Paris, Albin Michel, 1995., Husserl est placé dans une constellation intellectuelle où l’on trouve les noms de Dilthey, de Nietzsche, de Simmel. Le point commun de ces auteurs est une affirmation de la spécificité de la philosophie par rapport à la science : « Il n’est pas sans intérêt de voir comment s’est développée en Allemagne une philosophie libre qui, pour ainsi dire, s’est séparée à l’amiable des sciences » (p. 135). En accordant un primat à la « vision », à l’« intuition », Husserl a rendu à la philosophie « en quelque sorte la libre disposition de ses biens » (p. 131) dont elle était menacée par les savoirs positifs. Alors que la science offre des informations sur le plan naturaliste des connexions causales, la philosophie permet de voir les choses comme elles sont, et sans aucun présupposé. Pour mieux le faire comprendre, Groethuysen propose une comparaison : « Imaginez qu’un jour, dans nos pays, tout goût se soit perdu. L’œuvre d’art ne représenterait plus aucune valeur en soi […] Toutefois, on continuerait à aller dans les musées avec l’idée que la vue des tableaux et des sculptures peut nous instruire sur toutes sortes de choses historiques et autres » (p. 130). Ce monde sans « goût », qui est évidemment celui de la science, s’inscrit dans un mythe typiquement philosophique permettant de souligner le rôle non seulement intellectuel, mais aussi éthique et culturel du phénoménologue : « Imaginez maintenant que quelqu’un, qui aurait encore conservé le goût artistique, expliquât à ses contemporains que les œuvres d’art ont un sens propre, indépendamment de leur valeur documentaire. » Il rencontrerait des gens « fort étonnés » : « N’est-il pas vrai que l’attitude que nous observons envers les idées ressemble beaucoup à celle que nos amateurs de “faits” avaient observée en face des tableaux […] Comme eux ne savaient plus voir, simplement voir les tableaux, nous avons désappris à voir les idées » (p. 130). Conforme à l’esprit nouveau en philosophie, la phénoménologie est, selon Groethuysen, une tentative pour accéder à la « donnée primordiale à laquelle tout se ramène », au « fond originaire de toute science » (p. 131).

19Un sentiment semblable se retrouve chez le jeune Emmanuel Levinas, auteur d’un des premiers livres d’initiation à la phénoménologie, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), thèse d’université soutenue à Strasbourg : « Nous avons cherché à montrer comment Husserl dépasse l’ontologie naturaliste, qui hypostasie l’objet de la physique […] Nous sommes arrivés à une notion de l’être étroitement liée à la notion du “vécu” » [22][22]E. Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de…. Dans un article de circonstance plus propre à l’expression spontanée, texte publié à cette époque et destiné à relater ses impressions de voyage outre-Rhin, en particulier à Fribourg, il exprimait son enthousiasme pour ce qu’il estimait être les apports fondamentaux de la nouvelle doctrine où, pour lui, se trouvaient plus ou moins unis les noms de Husserl et de Heidegger. Rompant avec les « subtilités aristotéliciennes ou kantiennes », la nouvelle doctrine permettait d’en finir avec les illusions scientistes du siècle précédent : « Pour les jeunes Allemands que j’ai connus à Fribourg, cette nouvelle philosophie est plus qu’une nouvelle théorie, c’est un nouvel idéal de vie, une nouvelle page de l’histoire, presque une nouvelle religion » [23][23]E. Levinas, « Fribourg, Husserl et la phénoménologie », Revue…. La phénoménologie cesse d’apparaître comme une auxiliaire de la science, une simple « théorie de la connaissance » [24][24]E. Levinas, La Théorie de l’intuition…, op. cit., p. 17. à laquelle elle s’était vue réduite. Elle se caractérise d’abord par une visée anti-objectiviste. En effet, elle implique un renversement du « renversement de l’attitude scientifique », un parti pris pour le « phénomène » que l’opération de « construction déforme » : « La méthode phénoménologique veut détruire le monde faussé et appauvri par les tendances naturalistes de notre temps. » Grâce à elle, se trouvent revêtus d’une dignité proprement philosophique les « sentiments », les « états subjectifs », les « tonalités affectives » qui enferment une forme d’intentionnalité spécifique rapportés à des objets spécifiques, non assimilables au « modèle d’un objet théorique », et donnant accès aux « choses mêmes » : la rupture avec l’orientation purement « théorique » de la philosophie permet de contester le partage traditionnel entre l’objectif et le subjectif puisqu’il est de l’« essence de la conscience » d’échapper à l’ordre de ce qui est purement subjectif : « Tout ce qui est conscience n’est pas replié sur soi-même, comme une chose, mais tend vers le monde. » Le « renouvellement de la philosophie », qui se trouve ainsi annoncé, consiste à « considérer les phénomènes dans leur fraîcheur concrète, dans leur originalité irréductible ». Or, de façon significative, l’aboutissement de cette orientation est associé au nom de Heidegger [25][25]Sur l’équivocité qui en résulte dans la lecture de Husserl par…, déclaré le « plus grand philosophe du monde » selon le mot enthousiaste d’un étudiant qui conclut le texte. Et cet enrichissement de la phénoménologie [26][26]Maintes fois souligné, voir notamment E. Levinas, La Théorie de… par le brillant disciple de Husserl allait précisément faire l’objet de réflexions plus détaillées dans le livre sur Husserl, qui, par contraste, demeure bien silencieux sur d’autres courants philosophiques contemporains illustrés par les noms de Carnap, de Frege, de Russell, de Wittgenstein et d’autres [27][27]Sur les conséquences pour la phénoménologie de l’occultation de….

20De tels contours théoriques reposant sur le refus du naturalisme et de l’objectivisme permettaient indéniablement de rassembler la plus grande partie des auteurs en France soucieux de faire une œuvre et se réclamant de la phénoménologie. On ne sera pas étonné de constater que, parmi ceux qui ont contribué à les dessiner, figure l’un des initiateurs de Levinas à la phénoménologie, Jean Héring, né en 1890, disciple français de Husserl, membre du cercle des jeunes phénoménologues de Göttingen, devenu professeur de théologie protestante à Strasbourg, qui a joué un rôle de médiateur entre philosophie allemande et philosophie française, entre philosophie et théologie, et qui a publié, en 1925, le premier livre « phénoménologique », intitulé Phénoménologie et philosophie religieuse, thèse soutenue à la faculté de théologie protestante [28][28]J. Héring, Phénoménologie et philosophie religieuse. Étude sur…. Dans la lutte de Husserl contre le psychologisme, Héring voyait un modèle pour la lutte à mener sur le terrain théologique, dans la lignée de Karl Barth, contre les formes contemporaines de dégénérescence doctrinale. Psychologisme, historisme, sociologisme (Durkheim), telles étaient les tentations de la théologie libérale dont la phénoménologie pouvait permettre de se débarrasser. Renonçant à insérer le divin dans une chaîne d’événements contingents, on devait plutôt s’efforcer de le chercher dans la visée intentionnelle d’une conscience soumise à un mode d’existence idéal, conforme à des lois d’essence. Autrement dit, l’opposition husserlienne ego transcendantal-sujet psychologique demandait à être réinterprétée pour les besoins d’une théologie rénovée : les disciplines empiriques ne pouvant atteindre qu’un fait inscrit dans l’ordre d’un « déterminisme rigoureux », elles doivent s’en remettre à une méthode originale de description philosophique pour rendre compte d’une expérience proprement religieuse qui mérite un traitement approprié, à côté d’autres expériences comme la perception ou le jugement. Le programme contenu dans ce livre pourrait avoir contribué à une sorte de « tournant phénoménologique de la théologie » qui, au cours du siècle, s’est imposée un peu partout, et inégalement selon les confessions.

21Pour apprécier la constance d’un tel rapport à la phénoménologie, il suffit de considérer un texte postérieur de Levinas [29][29]E. Levinas, « Réflexions sur la “technique” phénoménologique »,…. Lors d’un colloque de Royaumont consacré à Husserl en 1957, cet interprète de Husserl reconnu des phénoménologues, mais à l’époque simple enseignant dans une école secondaire juive, énumère ce qu’il tient pour les traits principaux de la « technique phénoménologique », le mot « technique » étant évidemment utilisé par lui dans le sens noble d’un art non empêtré dans des « thèses ». Ces traits sont, selon lui : la démarche de description qui s’oppose à celles de « déduction » et d’« induction » ; la destruction de la « représentation et de l’objet théorétique », de la « contemplation de l’objet » ; la phénoménologie entendue comme « révélation » de l’« être » lui-même dans sa « vérité » (et non pas comme simple événement mental, culturel, historique…) ; la « place primordiale » impartie à la « sensibilité », à la passivité, au temps par opposition à l’activité théorique ; le dépassement des oppositions être-apparaître et objectif-subjectif vers des fondements plus originels ; l’enracinement d’un réel différencié et diversifié dans la « perception sensible ». Tout en soulignant inlassablement son aspect « technique » et « méthodique », Levinas voyait, en fait, dans la phénoménologie une démarche destinée à favoriser un accès privilégié à des niveaux profonds de sens, et il tendait, ainsi, à substituer au style problématique et programmatique d’investigation de Husserl une doctrine autosuffisante dotée de thèses au sens tout à fait traditionnel du terme : l’orientation « descriptive » proclamée ne pouvait parvenir à dissimuler entièrement des intentions foncièrement anti-scientistes et anti-objectivistes.

22Nombre de médiateurs des années 1930 et 1940 proposaient une image de l’œuvre assez largement tributaire de leurs propres intérêts intellectuels, comme on le voit dans les cas de Sartre et de Merleau-Ponty. La vision de Husserl initialement entretenue en France se concentrait sur certains points, en négligeant la contribution que voulait être la phénoménologie à une théorie générale de la connaissance visant à explorer, en dehors de la perception et de la sensibilité, une multitude d’objets et d’aspects « régionaux », et à montrer, à travers la corrélation entre des « actes » intentionnels et leurs contenus, la dimension cognitive des actes expressifs et des actes de connaissance [30][30]Dans Les Origines de la philosophie analytique (trad. M.-A.…, la façon dont ils se rapportent au réel. Husserl se voyait associé ou comparé à Heidegger, à Scheler et à quelques autres penseurs contemporains [31][31]« J’ai lu pour la première fois Husserl, Scheler, Heidegger et…. L’orientation anti-objectiviste de la phénoménologie est ce que semblaient surtout retenir des interprètes portés à privilégier la perspective d’un renouvellement de la psychologie et/ou celle d’une ontologie d’un style nouveau visant à dépasser l’opposition traditionnelle entre l’apparence phénoménale et l’être. Ce qui semblait le plus les attirer n’était pas l’entreprise, cent fois recommencée par Husserl, d’une réduction transcendantale progressant vers ses propres implications, mais plutôt la promesse de parvenir vers une couche originelle de signification, d’ordinaire enfouie sous les constructions intellectualistes. D’où la prédilection pour la perception, l’imagination, l’émotion, entendues comme modes primordiaux de rapport au monde. Exprimant, en 1945, dans Phénoménologie de la perception, une opinion assez largement partagée sur l’évolution de Husserl, Merleau-Ponty non seulement établissait une coupure en fonction du « tournant transcendantal », qui visait à mettre au premier plan l’ego obtenu par la fameuse « réduction transcendantale », mais il établissait aussi une distinction, après cette période, entre une première orientation, intellectualiste, privilégiant le « retour à une conscience transcendantale devant laquelle le monde se déploie dans une transparence absolue » [32][32]M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris,…, et une orientation finale, soucieuse d’accéder à une couche originaire, celle de l’être-au-monde, celle de la perception où sont « entrelacées » l’activité et la passivité : « Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis, je suis ouvert au monde » (p. xii). Congédiant le point de vue traditionnel qui accorde le primat à une pensée désincarnée des choses et n’atteint jamais dans le réel que les possibles inscrits dans l’esprit, il en appelait à la conversion radicale constituée par « un positivisme phénoménologique qui fonde le possible sur le réel » [33][33]M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p.….

23Husserl a été connu et diffusé en même temps que Heidegger et, comme lui, plus cité et commenté que traduit. Il est d’abord parvenu aux lecteurs français à travers les grands livres de Sartre, L’Être et le Néant en 1943, et de Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, en 1945, qui contient un chapitre intitulé justement « Qu’est-ce que la phénoménologie ? ». L’ordre des traductions est sans doute un indicateur des catégories de perception des lecteurs français. Alors qu’Idées directrices (Ideen I), est traduit par Paul Ricœur en 1950 (Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie » dirigée par Sartre et Merleau-Ponty), Recherches logiques ne le sera qu’entre 1959 et 1963 (PUF, collection « Épiméthée » dirigée par J. Hyppolite), comme si la période proprement « transcendantale » de Husserl avait mérité une certaine priorité au regard de questions plus techniques de logique, de langage et de théorie de la connaissance.

24

Le Husserl théoricien de la logique et de la connaissance a fait l’objet de recensions qui ne semblent pas avoir atteint un large public : Jules Tannery a évoqué Philosophie de l’arithmétique dans Science et philosophie (Alcan, 1912) et Victor Delbos a présenté le premier volume de Recherches logiques dans la Revue de métaphysique et de morale en 1911 ; Charles Serrus a abordé ces aspects dans Les Études philosophiques (« Le conflit du logicisme et du psychologisme », mai 1928, « Catégories grammaticales et catégories logiques », juin 1929) et dans un chapitre du livre Le Parallélisme logico-grammatical (Alcan, 1912) ; le même auteur présente un compte rendu de Logique formelle et logique transcendantale dans Les Études philosophiques en 1931. C’est le Husserl théoricien de l’intentionnalité que Sartre a contribué à faire connaître à un public plus large (L’Imagination, Paris, Alcan, 1936 ; « La transcendance de l’ego. Esquisse d’une description phénoménologique », Recherches philosophiques, t. VI, 1936-1937 ; « Structure intentionnelle de l’image », Revue de métaphysique et de morale, 1938 ; « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl, l’intentionnalité », Nouvelle Revue française, 1939 ; L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940). D’autres auteurs, comme Jacques Maritain, étaient intéressés par la confrontation avec le thomisme : en 1932, il était présent, aux côtés d’Alexandre Koyré et d’Édith Stein, à une Journée d’études de la Société thomiste. Il faut, en outre, mentionner la publication en 1941 d’un livre d’introduction de Gaston Berger, La Philosophie du Cogito de Husserl, où l’insistance était mise sur le rattachement de Husserl à la tradition idéaliste.

25Dans les années 1950, la phénoménologie était devenue, en France, l’un des instruments de la domination théorique dans le champ philosophique : peu diffusée dans un public élargi, au moins du fait de la rareté des traductions, peu reconnue dans le pôle académique du champ pour des raisons d’inertie institutionnelle, appropriée par quelques spécialistes initiés aux arcanes de la lecture des inédits aux archives de Louvain, elle obtenait une relative consécration surtout grâce au prestige d’auteurs éminents. L’étude de Husserl faisait partie de l’horizon des possibles, notamment pour les apprentis philosophes dotés, comme Jacques Derrida, des titres de normalien et d’agrégé [34][34]Ce qui continue aujourd’hui à être le cas, d’après le travail…. C’est dans une période de déclin de l’existentialisme, à la fin des années 1950, que se multiplieront les études universitaires ainsi que les traductions. En 1957 est créé un centre pour les archives Husserl de Paris dont le premier directeur est Merleau-Ponty auquel Ricœur succède en 1961. La routinisation académique (accompagnée d’un réel travail de traduction et de commentaire érudit) n’interviendra qu’au cours des années 1960 et 1970. Husserl sera finalement inscrit au programme de l’agrégation en 1994.

Husserl et les autres

26Le poids spécifique de la phénoménologie dans le capital théorique des prétendants dans le champ philosophique des années 1930 ne peut se comprendre qu’à condition de prendre en compte l’ensemble de ses propriétés de position. Si le pôle de l’avant-garde s’opposait globalement au rationalisme universitaire à la française, on peut faire l’hypothèse qu’il était lui-même structuré par une opposition interne avec, d’un côté, Husserl qui apparaît comme la référence la plus technique, la plus austère, en harmonie avec les valeurs des spécialistes et de l’autre, Hegel (ou Heidegger, mais pas Nietzsche qui n’était pas encore suffisamment légitime) dont l’audience apparaît plus dispersée, intellectuellement et socialement, avec une proportion relativement élevée de profanes et de demi-savants. En effet, alors que l’audience de Husserl apparaît plus concentrée dans une population d’universitaires, par contraste, dans la population des lecteurs et des commentateurs de Hegel en France, on rencontre à la fois des marxistes, des existentialistes, des théologiens et, surtout, on constate une coexistence de philosophes de profession et d’amateurs cultivés. La composition de l’auditoire de Kojève à l’EPHE au milieu des années 1930 montre à quel point Hegel attirait des individus occupant des positions intellectuelles et institutionnelles très diverses, tels que Raymond Aron, Georges Bataille, André Breton, Jean-Toussaint Desanti, le père Fessard, Jean Hyppolite, Jacques Lacan, Emmanuel Levinas, Robert Marjolin, Jacques et Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau, Éric Weil, Olivier Wormser. On peut dire que ce contraste entre Hegel et Husserl reflète l’opposition qui tend à structurer le champ de l’avant-garde (et qui en est peut-être un invariant) avec, d’un côté, l’ésotérisme initiatique pour une élite cultivée en quête de révélations sur le moi ou sur le monde sous les mystères de la « dialectique », et, d’un autre côté, l’hermétisme savant à destination de spécialistes davantage occupés par des tâches dictées par la logique autonome du champ savant. Hegel, un peu comme Heidegger qui lui était souvent associé [35][35]Sur un exemple contemporain d’équivalence Hegel-Heidegger, voir…, et mieux que Husserl, apparaissait d’abord comme le penseur permettant de surmonter les limitations rationalistes de la phénoménologie. Ce n’est pas un hasard si l’intérêt pour ces philosophes se trouvait parfois associé à une prédilection pour la mystique occidentale et surtout orientale, comme dans les cas de Corbin et de Kojève [36][36]Après avoir expliqué les affinités découvertes dans sa jeunesse….

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Le rôle d’éditeurs non universitaires dans la réception de Hegel a été déterminant. Au cours des années 1925-1950, ont paru Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel de Jean Wahl en 1929 (Rieder), La Médiation dans le système de Hegel d’Henri Niel en 1945 (Aubier-Montaigne), Genèse et structure de La Phénoménologie de l’esprit de Jean Hyppolite en 1946 (Aubier-Montaigne), Introduction à la lecture de Hegel d’Alexandre Kojève en 1947 (Gallimard). Les Morceaux choisis de Hegel par Henri Lefèbvre et Norbert Guterman, publiés chez Gallimard en 1936, ont donné à un public élargi l’accès à Hegel. Le rythme de traductions de Hegel s’accélère dans cette période : Les Leçons sur la philosophie de l’histoire sont publiées en 1937 chez Vrin. Aux Éditions Aubier paraissent La Phénoménologie de l’esprit en 1939 et 1941 dans la traduction de J. Hyppolite, Esthétique en 1944 et Science de la logique en 1949 dans des traductions dues à S. Jankélévitch. En 1931, lors du centenaire de la mort de Hegel, des numéros spéciaux ont été publiés par la Revue de métaphysique et de morale ainsi que par la Revue philosophique.

28La pensée de Hegel semblait fournir, mieux que celle de Husserl (et de Marx) le capital indispensable pour qui entendait se situer philosophiquement sur le terrain de l’histoire et de l’actualité, comme le soulignaient différents observateurs [37][37]« Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en…. La thèse hégélienne selon laquelle la philosophie est, d’après la formule bien connue, la « pensée de son temps », était accordée avec une humeur théorique répudiant l’intellectualisme « abstrait », l’« idéalisme » de la philosophie « officielle ». Dans un débat de plus en plus incontournable avec le marxisme, Hegel était le seul grand philosophe pouvant être convoqué pour toutes sortes d’usages (de légitimation critique, d’approfondissement…). Enfin, il offrait une méthode spécifiquement philosophique, la « dialectique », que l’on pouvait espérer pouvoir confronter avec succès aux méthodes ordinaires des savoirs positifs. Définie par opposition à la pensée objectiviste, qui est la pensée scientifique dans son sens ordinaire, la « pensée dialectique » s’accordait avec une conception de la philosophie comme accès à une région supérieure de l’être et de la connaissance. Au lieu de s’enfermer dans des identités fixes et isolées, des classements rigides, des états stables, elle permettait de se situer au point de vue de la « totalité », de déceler le dynamisme des « contradictions » et, donc, d’appréhender le mouvement dans son sens intime, profond, et non pas simplement « abstraitement » ou « de l’extérieur ».

29Une figure centrale dans l’importation de Hegel a été Alexandre Kojève, l’un de ces médiateurs qui ont contribué à faire connaître en France les courants philosophiques d’origine allemande. Il possédait nombre d’atouts pour réussir à imposer une interprétation créatrice.

30

Né à Moscou en 1902, issu de la très grande bourgeoisie, dotée en plusieurs espèces de capital (son oncle était le peintre Kandinski), ayant fui le pays au moment de la révolution d’Octobre, Alexandre Kojève a été précocement attiré vers le bouddhisme, les philosophies orientales, a étudié différentes langues non européennes (chinois, sanskrit). Après avoir mené des études de philosophie en Allemagne et présenté, sous la direction de Jaspers, une thèse de doctorat sur Soloviev, il s’est installé en France où il a accumulé un capital philosophique en marge de l’Université, tout en se consacrant à des domaines très diversifiés (art, langues, sciences, etc.). Avant d’être ruiné en 1930, il avait bénéficié d’une fortune personnelle qui lui avait permis de vivre oisivement et d’entretenir un réseau de relations mondaines et intellectuelles. Collaborateur de la revue Recherches philosophiques, situé au centre de plusieurs circuits intellectuels, il semblait particulièrement qualifié pour proposer une lecture d’un auteur aussi prestigieux que mal connu. Introduit grâce à Koyré à l’EPHE, il y a animé un séminaire consacré à la lecture de Hegel, à la renommée duquel ont contribué des auditeurs réputés ou en passe de le devenir. La publication de ses leçons a été menée à bien quelques années plus tard par un écrivain doté de culture philosophique (et entiché d’ésotérisme), Raymond Queneau [38][38]A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris,….

31Comme Jean Wahl avant lui, Kojève s’intéressait à l’aspect « existentiel » de Hegel au détriment d’autres aspects comme la logique et la philosophie de la nature. « Aussi l’homme n’existe-t-il pas en dehors de l’histoire. La Phénoménologie de Hegel est donc « existentielle » comme celle de Heidegger […] La Phénoménologie est une anthropologie philosophique. Son thème, c’est l’homme en tant qu’humain, l’être réel dans l’histoire » (p. 39). Le texte privilégié par lui, La Phénoménologie de l’esprit, est celui qui semblait le mieux à même de favoriser une lecture « anthropologique » faisant de l’histoire non pas le lieu de l’accomplissement de l’« Esprit », mais la scène sur laquelle s’accomplit l’émancipation des hommes. En soutenant que la dialectique n’est pas un processus abstrait ou mystérieux inscrit dans un logos préexistant, qu’elle est tout simplement le mouvement engendré par la rencontre des consciences en lutte pour la « reconnaissance », Kojève répondait aux attentes intellectuelles concernant une théorie philosophique de l’histoire. L’efficacité symbolique du message était à la mesure de son équivocité : il faisait sa part au « tragique » existentialiste, mais aussi à la « réconciliation » [39][39]« C’est ici que la pensée de Hegel quitte son pessimisme… qui pouvait elle-même recevoir plusieurs sens, progressiste, stalinien [40][40]Sur l’admiration de Kojève envers Staline, voir D. Auffret,…, et même technocratique, il dessinait vaguement la voie d’un marxisme intelligent affranchi des trivialités contenues dans l’« idée aventureuse d’une dialectique de la nature » [41][41]M. Merleau-Ponty, « Marxisme et philosophie », Revue…, et surtout il procurait des arguments nouveaux, comme le notait Georges Canguilhem [42][42]G. Canguilhem, « Hegel en France », art. cit. p. 290., en faveur d’une vision dualiste, propre à rassurer les philosophes sur l’irréductible spécificité et de l’histoire des hommes et de la connaissance historique, mieux que Husserl dont l’opposition transcendantal-empirique n’offrait pas les mêmes services. Enfin, Kojève inventait une formule promise à une grande fortune, celle de la philosophie comme déchiffrement d’un sens profond inscrit dans le temps : chaque époque ayant ses pensées caractéristiques, l’histoire est marquée par une succession de figures de l’« Intellectuel » dont la dernière aura été le « Sage » de la « fin de l’Histoire ».

32La lutte contre l’objectivisme présumé des sciences aura donc marqué les usages français de la « philosophie allemande », ce bien importé autant que construit qui a contribué à la redéfinition des enjeux internes du champ national. On doit à ce processus deux schèmes majeurs que l’on pourrait appeler celui de la quête de l’« originaire » et celui de l’« histoire-fondamentale » (au sens où l’on parle d’« ontologie-fondamentale »). Au-delà des variations conjoncturelles, ils ont offert des ressources principales à l’opération de dépassement des pensées « naturalistes », qui a constitué, pour longtemps, l’un des gestes privilégiés de l’excellence philosophique des esprits « continentaux » [43][43]Une histoire sociale des productions culturelles, seul moyen de….

Notes

  • [1]
    La question de la relation entre la sociologie des champs savants et les prétentions de vérité qui en sont constitutifs a été abordée à plusieurs reprises par Pierre Bourdieu, et en particulier dans Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.
  • [2]
    Sur l’analyse du champ philosophique dans les années 1900, voir les analyses proposées dans Louis Pinto, « Le détail et la nuance. La sociologie vue par les philosophes dans la Revue de métaphysique et de morale, 1893-1899 », Revue de métaphysique et de morale, 1-2, 1993, p. 141-174.
  • [3]
    C’est en 1925, dans un contexte de retour à la culture classique, que A. de Monzie publie ses fameuses instructions qui feront autorité durant tout le siècle.
  • [4]
    Sur le cas de la sociologie, voir Victor Karady, « Durkheim, les sciences sociales et l’Université : bilan d’un semi-échec », Revue française de sociologie, XV, 2, avril-juin 1976, p.270sq.
  • [5]
    Les auteurs vivants ainsi que Hegel et Kierkegaard étaient, jusqu’au milieu des années 1930, pas ou très peu traduits. Seul Nietzsche était abondamment traduit et commenté depuis le début du siècle, mais son image va changer précisément sous l’effet du contexte nouveau de perception.
  • [6]
    Est mentionné ici le jeune Jankélévitch, lecteur et commentateur de Hegel, de Schelling, de Simmel, etc.
  • [7]
    «A cause de l’ouvrage sur Boehme et d’autres publications sur les spirituels, beaucoup s’imaginaient qu’Alexandre Koyré était lui-même un grand théosophe mystique. Mais ce fut un homme d’une pudeur et d’une discrétion totales concernant ses convictions intimes. Souvent une boutade laissait croire à un agnosticisme, voire à un nihilisme désespéré. En fait, notre ami Koyré a emporté son secret avec lui », H. Corbin, « Post-scriptum à un entretien philosophique », Henry CorbinCahiers de L’Herne, 1981, p. 44.
  • [8]
    Né à Iasi en Roumanie en 1883, reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1920, puis professeur à Caen depuis 1927, Albert Spaier est décédé en 1934.
  • [9]
    Sur sa trajectoire, voir Isabelle Kalinowski, « La littérature dans le champ philosophique. L’exemple de Jean Wahl et de Hölderlin », Methodos, 1, 2000, p. 245-265.
  • [10]
    Ces caractéristiques des philosophes de la Sorbonne sont conformes à celles du corps enseignant dans son ensemble telles qu’elles ressortent des données fournies par Christophe Charle. Celui-ci observe, dans la période 1909-1939, un renforcement de la position des classes moyennes ou modestes au détriment des classes supérieures (hauts fonctionnaires exceptés). Les Parisiens sont, par ailleurs, en déclin. Sur les données et leur commentaire, voir C. Charle, Les Professeurs de la faculté de lettres de Paris. Dictionnaire biographique 1909-1939, Paris, INRP-CNRS, 1986.
  • [11]
    Sur L. Lévy-Bruhl, voir Dominique Merllié, « Présentation. Le cas Lévy-Bruhl », Revue philosophique, numéro spécial « Autour de Lévy-Bruhl », n° 4, octobre-décembre 1989, p. 419-448.
  • [12]
    Fritz K. Ringer, The Decline of the German Mandarins. The German Academic Community, 1890-1933, Harvard University Press, 1969.
  • [13]
    Sur le débat théorique concernant particulièrement le naturalisme dans le cas de la psychologie, voir Martin Kusch, Psychologism. A Case Study in the Sociology of Philosophical Knowledge, Londres- New York, Routledge, 1995, 327 p., ainsi que le chapitre de Léo Freuler consacré à « L’antipsychologisme », La Crise de la philosophie au xixe siècle, Paris, Vrin, 1997, p. 197-224.
  • [14]
    Sur « l’arrière-plan théologique de l’antinaturalisme moderne », et notamment celui de l’herméneutique, voir les remarques d’un auteur d’inspiration poppérienne, Hans Albert, La Sociologie critique en question, Paris, PUF, 1987.
  • [15]
    Sur ce point, voir L. Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France, Paris, Le Seuil, 1995, p. 38 et suiv.
  • [16]
    G. Gurvitch, Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, Paris, Vrin, 1930, p. 14. La perception contemporaine de cette « parenté profonde » ne saurait être évacuée par un regard rétrospectif qui se contenterait d’en rendre compte par les naïvetés d’un « air du temps ». En fait, le système d’équivalences et d’oppositions théoriques (« Bergson, c’est près de Husserl, de Heidegger ou de Nietzsche, et loin de Kant, de Durkheim, etc.») est inhérent au sens pratique qui guide des choix positifs ou négatifs réalisés dans une conjoncture déterminée. Ces constellations d’affinités sont ce que les lectures savantes fidèles aux « textes » tendent à oublier.
  • [17]
    Dans un article suggestivement intitulé « De Bergson à la phénoménologie existentielle » (Revue philosophique de Louvain, t.54, 1956), Jacques Taminiaux écrit : « Le point de départ général de Husserl pourrait être comparé à celui de Bergson. Le conflit qui se déroule sous nos yeux, au moment où il amorce sa réflexion, est précisément celui de la science et de la philosophie. D’un côté, l’objectivisme nourrit la prétention d’établir un système de la nature sous la forme d’un réseau de relations causales entre éléments extérieurs les uns aux autres. D’autre part, la philosophie rejette la croyance en un ordre absolu fondé dans le monde en soi des relations spatio-temporelles… » Pour J. Hering, « l’intuitionnisme bergsonien […] a préparé le terrain à une philosophie hostile à toute construction abstraite et aux déductions purement rationnelles », «“La phénoménologie” en France », in M. Farber, L’Activité philosophique contemporaine en France et aux États-Unis, Paris, PUF, 1950. Levinas, de son côté, relate l’impression produite par le bergsonisme : « Pendant les premières années de mes études en France, de 1924 à 1930, c’était cela la philosophie, et je suis resté assez fidèle à cette sensation de nouveauté » (François Poirié, Emmanuel Levinas, Essais et entretiens, Arles, Actes Sud, 1996, p. 75). Il faut aussi mentionner l’hommage de M. Merleau-Ponty, « Bergson se faisant », Éloge de la philosophie et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1965.
  • [18]
    La parenté entre bergsonisme et phénoménologie apparaissait d’autant plus plausible que, de leur côté, certains phénoménologues
    d’outre-Rhin accomplissaient une démarche semblable de rapprochement. On peut évoquer des auteurs tels que M. Scheler ou R. Ingarden (dissertation sous la direction de Husserl en 1918, « Intuition und Intellekt bei Henri Bergson »). A. Reinach, assistant et premier disciple éminent de Husserl, a fait cours sur Bergson en 1913-1914. Le cas de A. Schütz est intéressant dans la mesure où sa période phénoménologique a été précédée par une phase bergsonienne. G. Simmel, inspiré par Bergson dans une période de sa carrière, faisait partie, dès avant guerre, des partenaires allemands des philosophes et des sociologues français.
  • [19]
    M. Merleau-Ponty, « L’agrégation de philosophie », Bulletin de la Société française de philosophie, 38e année, n° 4, juillet-août 1938, repris dans M. Merleau-Ponty, Parcours1935-1951, Paris, Verdier, 1997, p. 66. « La philosophie française, qui nous a formés, ne connaît plus guère que l’épistémologie », affirmait Sartre (« Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Nouvelle Revue française, 1939, repris dans Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 31).
  • [20]
    M. Merleau-Ponty, « L’agrégation de philosophie », art. cit., p. 56. Pour Sartre, la phénoménologie allait sonner le glas de la « philosophie digestive de l’empirio-criticisme, du néokantisme » : « La philosophie française, après cent ans d’académisme, en est encore là. Nous avons tous lu Brunschvicg, Lalande et Meyerson, nous avons tous cru que l’Esprit-Araignée attirait les choses dans sa toile, les couvrait d’une bave blanche et lentement les déglutissait, les réduisait à sa propre substance », « Une idée fondamentale… », art. cit., p. 29.
  • [21]
    Repris dans Philosophie et histoire, Paris, Albin Michel, 1995.
  • [22]
    E. Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan, 1930 (réimpression Paris, Vrin, 1963), p. 216.
  • [23]
    E. Levinas, « Fribourg, Husserl et la phénoménologie », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 1931, 5e année, 43, repris dans E. Levinas, Les Imprévus de l’histoire, Fondfroide-le-Haut, 1994. Voir aussi E. Levinas, « Séjour de jeunesse auprès de Husserl », in H. R. Sepp, Edmund Husserl und die phänomenologische Bewegung. Zeugnisse in Text und Bild, Fribourg-Munich, Karl Alber, 1988, et repris dans Emmanuel Levinas. Positivité et transcendance, Paris, PUF, 2000.
  • [24]
    E. Levinas, La Théorie de l’intuition…, op. cit., p. 17.
  • [25]
    Sur l’équivocité qui en résulte dans la lecture de Husserl par Levinas, voir J.-F. Lavigne qui parle de « construction artificielle, logiquement circulaire » dans un article « Levinas avant Levinas : l’introducteur et le traducteur de Husserl », Emmanuel Levinas. Positivité et transcendanceop. cit., p. 72.
  • [26]
    Maintes fois souligné, voir notamment E. Levinas, La Théorie de l’intuition…, op. cit., p. 14 et 218.
  • [27]
    Sur les conséquences pour la phénoménologie de l’occultation de la dimension linguistique du premier Husserl en faveur d’un style « ontologique » ou métaphysique, voir Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », L’Idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001, p.1sq.
  • [28]
    J. Héring, Phénoménologie et philosophie religieuse. Étude sur la connaissance religieuse, Strasbourg, Imprimerie alsacienne, 1925.
  • [29]
    E. Levinas, « Réflexions sur la “technique” phénoménologique », Husserl, « Cahiers de Royaumont », actes du colloque philosophique de Royaumont d’avril 1957, Paris, Minuit, 1959.
  • [30]
    Dans Les Origines de la philosophie analytique (trad. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1988), Michael Dummett soutient que la phénoménologie de Husserl est, d’une certaine façon, une généralisation de la problématique initiale des actes expressifs que Husserl avait en commun avec un auteur comme Frege : la solution de Husserl au problème du rapport entre un acte intentionnel et le contenu objectif est une « généralisation du concept de signification », elle consiste à « généraliser la distinction connue comme frégéenne entre sens et référence aux actes expressifs – c’est-à-dire linguistiques – et à la transposer à tous les actes mentaux » (p. 49). Ce n’est évidemment pas le type de perspective qui a été dominante en France dans l’intérêt pour Husserl et dans la lecture qui en a été généralement faite.
  • [31]
    « J’ai lu pour la première fois Husserl, Scheler, Heidegger et Jaspers en 1933 pendant un séjour d’un an à la Maison française de Berlin », J.-P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 19, 1986, p. 39 ; « Je vins à la phénoménologie par Levinas », J.-P. Sartre, « Merleau-Ponty », Les Temps modernes, octobre 1961, repris dans Situations, IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 192.
  • [32]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. v. De même, dans ses études sur le langage, Husserl serait passé d’une « première thèse » correspondant à une « position dogmatique radicale » (« on ne peut comprendre une langue […] qu’en la replaçant sur le fond d’une théorie générale du langage, ou éidétique du langage, énumération et description des formes de signification ») à une « deuxième thèse » selon laquelle « réfléchir sur le langage consiste non pas à trouver le langage et à sortir de lui, mais, au contraire, à retrouver en deçà de la science objective de la langue le sujet qui parle » (M. Merleau-Ponty, « Les sciences de l’homme et la phénoménologie », cours de la Sorbonne, publiés dans le Bulletin de psychologie, t. IV, 1950-1951, et repris dans « Maurice Merleau-Ponty à la Sorbonne », Bulletin de psychologie, 236, XVIII, 3-6, novembre 1964, p. 149).
  • [33]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perceptionop. cit., p. xii.
  • [34]
    Ce qui continue aujourd’hui à être le cas, d’après le travail de C. Soulié, « Anatomie du goût philosophique », Actes de la recherche en sciences sociales, 109, 1995, p. 3-28.
  • [35]
    Sur un exemple contemporain d’équivalence Hegel-Heidegger, voir A. Kojève, « Note sur Hegel et Heidegger », Recherches philosophiques, 1935-1936, repris dans Rue Descartes, 1993/7 : « Cela suffira pour faire valoir à tous ceux qui connaissent un tant soit peu la philosophie de Heidegger combien elle est apparentée à celle de Hegel. En effet, on peut retrouver chez ce dernier la presque totalité des idées dites spécifiquement heideggeriennes, ou kierkegaardiennes, nietzschéennes, etc. […] Cet acquis nouveau est l’acceptation résolue du dualisme ontologique, de la différence essentielle et ontologiquement irréductible entre l’être-humain (Dasein) et l’être-naturel (Vorhandensein) », p. 37. Sur un exercice de comparaison entre Husserl et d’autres, voir J.-P. Sartre, Les Carnets de la drôle de guerre (Paris, Gallimard, 1983), où celui-ci évoque la « géniale synthèse universitaire de Husserl » (p. 226) jugée bien timide pour répondre aux angoisses du temps.
  • [36]
    Après avoir expliqué les affinités découvertes dans sa jeunesse entre Heidegger et l’islam perse, H. Corbin précisait ainsi la modalité de son rapport à Heidegger : « Avant tout, dirai-je, il y a l’idée d’“herméneutique” », qui apparaît dès les premières pages de Sein und Zeit. […] J’ai malheureusement l’impression que nos jeunes heideggeriens ont un peu perdu de vue ce lien de l’herméneutique avec la théologie. Pour le retrouver, il faudrait évidemment restaurer une idée de la théologie assez différente de celle qui a largement cours de nos jours, en France comme ailleurs, je veux dire celle qui est devenue la servante de la sociologie, quand ce n’est pas de la « sociopolitique »” (H. Corbin, « De Heidegger à Sohravardî », Henry Corbinop. cit., p. 23).
  • [37]
    « Hegel est à l’origine de tout ce qui s’est fait de grand en philosophie depuis un siècle – par exemple du marxisme, de Nietzsche, de la phénoménologie et de l’existentialisme allemand, de la psychanalyse », déclarait Merleau-Ponty dans « L’existentialisme chez Hegel » (à propos d’une conférence de J. Hyppolite, donnée sous ce titre le 16 février 1947 à l’Institut d’études germaniques, in Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, p. 109). Georges Canguilhem note, en 1949 que « la pensée philosophique contemporaine est dominée par l’hégélianisme » (« Hegel en France », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, XXIX, 1949, p. 282). Koyré confirme quelques années plus tard, en 1961, cette « véritable renaissance » de Hegel qu’il attribue, en grande partie, aux effets de la conjoncture politique : « Hegel genuit Marx ; Marx genuit Lénine ; Lénine genuit Staline » ; A. Koyré, post-scriptum au « Rapport sur l’état des études hégéliennes en France », présenté au premier congrès Hegel en 1930, et reproduit dans Études d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Armand Colin, 1961, p. 228.
  • [38]
    A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947. Sur A. Kojève, voir D. Auffret, Alexandre Kojève. La philosophie, l’État, la fin de l’histoire, Paris, Grasset, 1990.
  • [39]
    « C’est ici que la pensée de Hegel quitte son pessimisme initial. La vérité de la mort et de la lutte, c’est la longue maturation par laquelle l’histoire surmonte ses contradictions pour réaliser dans le rapport vivant des hommes la promesse d’humanité qui paraissait dans la conscience de la mort et dans la lutte avec l’autre », M. Merleau-Ponty, « L’existentialisme chez Hegel », op. cit., p. 119.
  • [40]
    Sur l’admiration de Kojève envers Staline, voir D. Auffret, Alexandre Kojèveop. cit.
  • [41]
    M. Merleau-Ponty, « Marxisme et philosophie », Revue internationale, 1947, repris dans Sens et non-sensop. cit., p. 224.
  • [42]
    G. Canguilhem, « Hegel en France », art. cit. p. 290.
  • [43]
    Une histoire sociale des productions culturelles, seul moyen de rompre effectivement avec l’intellectualisme des histoires internes, devrait contribuer à élucider la géopolitique intellectuelle, un des aspects, sans doute négligés, des stratégies philosophiques. En fonction de la distribution (notamment internationale) du capital philosophique, les agents tendent à agir sur la définition des problématiques légitimes en jouant plus ou moins ouvertement sur les correspondances entre hiérarchies de notions et hiérarchies de nations. Aucun terme (comme « français », « allemand », « anglais », etc.) ne saurait être considéré isolément et séparé de la position et des intérêts de ses divers utilisateurs dans des conjonctures changeantes.