quinta-feira, 17 de junho de 2021

Quel peuple ? bbb

 

Quel peuple ?

À propos de : Gérard Bras, Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle, Amsterdam


par Frédéric Brahami , le 31 octobre 2018

Mots-clés

On parle souvent au nom du peuple, sans savoir ce que le terme, très équivoque, signifie. Selon Gérard Bras, il faut considérer qu’un peuple n’existe que lorsqu’il se déclare, dans un acte toujours révolutionnaire.

« Qu’est-ce que le peuple ? Je n’en sais rien. Existe-t-il ? Il m’est impossible de répondre à cette question. » L’incipit du livre de Gérard Bras n’a rien d’une provocation, moins encore d’une coquetterie d’auteur. Sous forme négative, c’est bien sa thèse qu’il exprime, thèse dont le livre établira la positivité. Mettre au jour la question du peuple, tel est l’objet de ces « éléments d’une histoire conceptuelle » qui nous conduit du XVIIIe siècle, où semble triompher le peuple souverain, jusqu’à nos jours où il semble avoir disparu.

La question du peuple

Histoire conceptuelle, et non histoire des idées ou de la philosophie : pas plus qu’il ne cherche la permanence de l’idée de peuple, Gérard Bras n’expose les conceptions successives que les philosophes ont pu s’en faire. S’il ne minore nullement le poids historique de Hobbes, de Rousseau ou de Hegel, il montre aussi bien l’importance inaugurale des débats de juin 1789 entre Mirabeau et Sieyès, l’intensité de la pensée de Michelet ou les ambivalences symptomatiques des textes de de Gaulle. Il n’est malheureusement pas possible d’entrer ici dans le détail d’un parcours historique bien trop riche pour être résumé sans dommage. Disons simplement que ces « éléments d’histoire conceptuelle » expliquent pourquoi “peuple” pose une question plutôt qu’il n’énonce un concept. Question qu’on retrouve à la fin, non plus comme celle d’un philosophe inquiet pour la démocratie, mais comme la question qu’est littéralement le peuple lui-même. Car si le mot “peuple” est encore disponible pour une politique de l’émancipation, c’est à la condition qu’il reste « le nom d’une question, jamais réglée » (p. 354, l’auteur souligne).

Ainsi Gérard Bras ne va pas de l’ignorance au savoir mais de l’ignorance au questionnement. C’est que, du “peuple”, il ne saurait y avoir de science, le mot ne renvoyant pas à un ensemble de faits empiriquement donnés. L’enquête de Gérard Bras a pour but de montrer que le peuple n’existe que lorsque des hommes, s’emparant du mot, se déclarent être le peuple, geste irréductible à toute explication sociale par la domination et l’aliénation. L’une des thèses fortes de cet ouvrage qui en comporte beaucoup est en effet que l’exploitation ne peut être la cause suffisante de l’avènement du peuple sur la scène politique. Ce sera du reste l’explicit du livre : le peuple pose une « question politique non réductible à celle de l’exploitation » (p. 354). Politique, le “peuple” l’est en ce sens qu’il naît d’un geste qui bien sûr s’ancre dans un cri, une souffrance, une indignation, mais qui suppose toujours un acte, une décision par laquelle des hommes, en se déclarant “le peuple”, exigent une transformation de l’ordre social dans son ensemble. On le voit, “peuple” est un performatif ; plutôt qu’une idée, il est une proposition : « we the people ». En ce sens, c’est un mot intrinsèquement révolutionnaire.

Aliéné, le peuple ?

Pour construire la question du peuple, le livre creuse sous l’apparente clarté d’un signifiant dont les signifiés sont censément bien connus. “Peuple” désigne d’abord le populus latin, savoir l’ensemble des citoyens qui sont membres de l’État et qui, en régime moderne où le peuple est souverain, constitue le fondement de l’autorité politique. Mais le mot a aussi un sens social (dans l’expression “les gens du peuple” par exemple) qui renvoie à la partie la plus pauvre de la société, ce qui le rapproche de la plebs romaine, partie inférieure et soumise de la société, supposée inculte et donc incompétente, dangereuse surtout par les passions d’envie et de ressentiment qu’on lui prête. Si le concept de peuple souverain tend à réduire le peuple à l’État, le concept social de peuple comme classe des pauvres tend à l’identifier à la populace. Enfin, “peuple” renvoie à une communauté qui se reconnaît comme telle dans sa culture (sa langue, ses traditions et manières d’être) – c’est l’ethnos des Anciens, dont la figure moderne la plus puissante est la nation. À ces trois sens il est nécessaire d’en ajouter un quatrième, qui innerve, ou plutôt qui hante (p. 19) les trois premiers : la multitude (multitudo), les masses, ou le Nombre. Or, quand on dit « le peuple souverain déclare que », ou « le peuple affamé est en colère », ou « le peuple français a gardé son esprit gaulois réfractaire », l’usage est assez fixé et le contexte toujours suffisamment clair pour qu’on ne s’y trompe pas. On pourrait donc croire qu’il n’y a là rien à penser. Mais loin que les domaines de définition du signifiant “peuple” soient clairement distingués, ils sont en réalité interdépendants, et réagissent les uns sur les autres de façon systématique. Gérard Bras avance en effet que “peuple” s’inscrit dans un système différentiel de significations (p. 21) où il revient à la multitudo d’articuler le dispositif populus-plebs-ethnos – ce qu’elle ne fait qu’en le mettant en crise. C’est pourquoi le “peuple” n’est pas une chose sociale mais bien « une question que la politique moderne se pose à elle-même, qui insiste […] » (p. 28). Quelle question ? celle de la démocratie.

Nous vivons dans un monde où le peuple n’est plus le sujet de l’Histoire, l’idée même d’Histoire ayant sombré avec celle de sujet. Si le peuple n’est pas un sujet substantiel, en quel sens peut-il encore porter l’émancipation ? La « vraie question est de savoir si et comment le nom de “peuple” peut supporter une prise de position en faveur d’une politique d’émancipation » (p. 289). Car cela ne va plus de soi ; “peuple” n’est plus nécessairement l’agent de la démocratie. Entre les deux écueils de la captation totalitaire du peuple et de sa dilution actuelle dans le libéralisme, quel lien peut-on encore penser entre le peuple et la démocratie ? Une chose est sûre désormais, ce lien n’est pas nécessaire.

Le peuple qui tendait par soi à la démocratie, c’était le Peuple-Un construit par la philosophie de l’histoire élaborée au XIXe siècle – ce peuple aliéné qui devait conduire la société tout entière à la réconciliation. G. Bras dénonce avec force les facilités du recours à la domination et à l’aliénation. On comprend le succès de cette catégorie : le peuple qui acclame les dictateurs, hurle contre les étrangers, vomit les lettrés, réclame du pain et des jeux, ne correspond pas exactement à l’idée que se font du Peuple ceux qui savent ce que c’est que la vraie démocratie, et qui sont obligés d’affirmer que ce peuple-là, qui ne paraît pas désirer la Révolution, est aliéné, puisqu’il agit contre la démocratie. De cette position éminemment aristocratique (en ce qu’elle prétend savoir ce qu’est, pense et veut vraiment le peuple), on en arrive directement à vouloir libérer le peuple, d’abord de… lui-même. « Celui qui sait ce qu’est le peuple ne tardera pas à distribuer les certificats d’authenticité qui assigneront tel à la gloire d’en être, tel autre à l’infamie de n’en être pas » (p. 17). Refuser cette position de surplomb – qui est celle de Lénine par exemple (p. 332 sq.) – implique qu’on en assume aussi la conséquence directe : nous n’avons aucun critère permettant de séparer les bonnes « demandes » populaires des mauvaises (p. 291). Insatisfait de la dyade domination-aliénation, G. Bras commence par prendre la mesure d’une vérité désagréable : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de démocratie sans peuple, qu’il y a démocratie dès lors qu’il y a peuple. C’est tout l’intérêt du populisme (analysé au chap. 6) que de mettre les démocrates progressistes devant ce problème.

Un signifiant ambigu

L’obstacle épistémologique de l’aliénation étant levé, l’ouvrage montre que le mal vient de plus loin. Il vient de ce que le “peuple” se constitue toujours par inclusion exclusive. Ainsi le populus n’advient-il comme tel qu’en excluant la plebs – qui revendique, en retour, d’être le populus. Exclue, la plebs n’est pas jetée hors les murs, elle est au contraire laissée dans les murs. Elle est incluse en tant qu’exclue. Son altérité de populace est intérieure au populus. Et cette opération d’inclusion exclusive se démultiplie quand on prend en compte le signifié ethnos. Une nation ne prend en effet conscience d’elle-même que contre d’autres, qui sont alors incluses en elle comme une part négative mais fondatrice de son identité. Aussi un peuple ne s’affirme-t-il en réalité que dans une double inclusion exclusive : citoyen contre populace, mais également “national” contre étranger. On voit la complication qu’enveloppe le système des différences : comme membre de l’ethnos, le plébéien inclut-exclut l’autre plébéien qui se trouve être un étranger. Cette contradiction structurante fait de “peuple” un signifiant essentiellement ambigu (p. 281sq.).

Dans ces conditions, la tentation est grande de se passer d’un mot dont aucun critère ne permet de garantir le sens. Et puisque la multitudo vient fracasser le dispositif populus-plebs-ethnos, ne vaudrait-il mieux pas continuer de s’en servir comme de la catégorie première d’une pensée de l’émancipation, comme c’est le cas maintenant depuis un demi-siècle ? Cette substitution de la multitude au peuple, G. Bras la refuse. Tout en partageant les acquis de la déconstruction du Peuple-Un, il n’accepte pas la disparition du signifiant peuple au profit de la multitude. Pourquoi ?

Sous quelque figure qu’on l’appréhende – nation homogène, race pure, classe ouvrière représentée par le Parti – le Peuple-Un est inévitablement pris dans une dynamique illimitée d’exclusion, parce qu’il est vital qu’il conjure toute division. La multitude révèle que le peuple n’est jamais un, qu’il est toujours séparé, non des autres seulement mais de lui-même, qu’il est donc intérieurement divisé (p. 282). Très attentif à la leçon spinoziste de la multitude, G. Bras veut ne pas s’en tenir là. C’est sur ce point du reste que l’ouvrage est véritablement novateur. La discussion serrée du livre de Paolo Virno, Grammaire de la multitude, le manifeste avec force. P. Virno oppose la puissance du Nombre au pouvoir de l’Un, la nature totalitaire du “peuple” au mouvement pluriel du collectif. G. Bras fait un pas de côté salutaire, en arguant que la catégorie de multitude, efficace contre le totalitarisme, l’est beaucoup moins quand elle-même se trouve prise dans la captation capitaliste et technologique de ses affects. Pas plus que le “Peuple”, le Nombre n’ouvre mécaniquement la voie de l’émancipation (sauf à recourir de nouveau à l’aliénation, que le concept de multitude avait précisément pour fonction de dépasser). Par son ambiguïté même, le signifiant “peuple” maintient l’horizon de l’unité : un peuple est la configuration d’une masse en une unité collective qui porte une revendication universelle de liberté et d’égalité. Sans cette unité visée, la promesse ne pourrait prétendre à l’universalité, et sans cette prétention on retombe dans l’inclusion exclusive, négation de la démocratie. Nous avons appris à détacher le signifiant “peuple” de l’idéologie mortifère du progrès, il faut apprendre à le délier des logiques dévastatrices de l’identité, s’il est vrai que toute identité procède de la structure de l’inclusion exclusive.

L’horizon de l’unité est vital à la démocratie. C’est cela que signifie la référence, discrète mais récurrente, au concept deleuzien de « peuple manquant ». Le peuple manquant n’est pas le peuple absent, c’est le peuple dont aujourd’hui on est privé, dont on ne peut se passer bien que son identité soit inassignable. Le concept n’exprime certes pas la nostalgie du Peuple-Un, mais il n’est pas non plus réductible à la fascinatio¬¬n pour la multitude subversive. Il dit la quête d’une unification sans laquelle la promesse de justice universelle se renverse en célébration des identités et s’achève en apologie de leur concurrence.

Quand il aura refermé ce livre rare, le lecteur en viendra peut-être à se poser à son tour une question : à quelle condition peut-on penser politiquement une unité qui ne se traduise pas en identité exclusive ? comment dénouer visée de l’unité et clôture de l’identité ? Question qui peut se formuler autrement : “peuple” n’est-il que le nom de la destitution de l’ordre établi, au risque de s’identifier à la puissance subversive de la multitude ? ou l’unité visée par le signifiant indique-t-elle aussi sa capacité instituante ?

Gérard Bras, Les voies du peuple. Éléments d’une histoire conceptuelle. Préface d’Etienne Balibar, Éditions Amsterdam, 2018, 354 p., 20 €.