Coincés entre plans de licenciements et mesures d'austérité, les
Espagnols subissent la crise de plein fouet. À quelques jours des élections
législatives, les sondages penchent sérieusement à droite.
Salaires trop bas,
réduction de personnel,
suppression
d'aides…
La rue espagnole
a vu défiler des milliers de
manifestants en réponse aux
mesures d'austérité conçues
pour faire face à la dette. « On
peut parler d'une attaque
systématique envers les acquis
des classes populaires,
comme l'accès publique à l'
éducation et à la santé, affirme
Antonio, professeur à Valencia.
Dans nos établissements, des
postes disparaissent, parfois il
n'y a pas de remplaçants pendant
les congés maladies. »
Écoles secondaires et hôpitaux
ont été les premières victimes
de ce qui est connu comme
« El Tijeretazo », le coup de
ciseaux des administrations
des Communautés autonomes
(régions). Gérées pour la plupart
par le Parti populaire (PP)
– de droite – après son écrasante
victoire aux élections
régionales du 22 mai, les régions
ont entamé une politique
d'austérité visant à économiser
jusqu'à 10 % du budget selon
les endroits. À Madrid, on a
augmenté de deux heures par
semaine l'emploi du temps des
professeurs, afin de permettre
le licenciement de 1 000 profs
non titulaires ; en Catalogne,
la Generalitat (gouvernée
par le CiU, groupe nationaliste
conservateur) opère une
réduction budgétaire d'un milliard
d'euros dans le secteur
de la santé : on demande aux
professionnels de renoncer à
une partie de leur paie de Noël,
et les hôpitaux devront fermer
leurs portes pendant cinq
jours d'ici à la fin de l'année,
grossissant les listes d'attente
pour les examens et les blocs
opératoires…
Victime de la fin de l'époque dorée de la construction (appelée « el ladrillo » ou l'économie « de la brique ») et de l'explosion de la bulle immobilière, l'économie espagnole peine à se relever. L'une des premières mesures impopulaires fut imposée par l'État, lorsque José Luis Zapatero a annoncé en mai 2010 une réduction moyenne de 5 % sur les salaires de tous les fonctionnaires. Mais cela n'a pas été le seul coup de rabot, des retards et des gels sont à l'ordre du jour : « J'ai un contrat pour les nuits de garde, mais cela fait quatre mois que je ne touche pas le salaire de mon contrat régulier – qui dépend du ministère de la Santé – parce que le financement n'est pas débloqué », explique Marta, 29 ans, neurologue. La recherche scientifique n'a pas non plus fait partie des priorités de l'État : « Nous avons subi une nette réduction des bourses et fonds attribués aux projets, regrette José Antonio, biologiste fonctionnel et ancien maître de conférences. Des unités de recherche sont en train de disparaître, nous parlons de groupes de prestige, qui publient depuis vingt ans des articles dans des revues scientifiques renommées. » Et d'ajouter que sa retraite est « une chance » en comparaison du sort de ses jeunes collègues : « Avant ils se contentaient de contrats précaires, maintenant ils n'en ont même plus. »
Fermeture des petits commerces, chantiers à l'arrêt, galères dans la restauration… Difficile de trouver un secteur d'activité qui ne tremble pas. De leur côté, les grandes entreprises effectuent des plans sociaux douloureux. L'expérience de Rafaël, salarié d'une grande entreprise de transports, illustre bien ce phénomène. Après une première vague de 800 licenciements, son employeur a entrepris cinq plans sociaux au cours des deux dernières années. Il est lui-même concerné : son salaire va être réduit de 30 % et la moitié de celui-ci sera dorénavant payée par les allocations chômage. « C'est paradoxal, je travaille mais je suis en fin de droits. Si on me licencie, je ne toucherai rien, explique-t-il. C'est le cas des trente collègues qui ont été congédiés la semaine dernière. Ils n'ont droit à aucune indemnisation, ni de l'entreprise ni de l'État. »
À la suite d'une réorganisation dans la chaîne de montage, annoncée et appliquée du jour au lendemain, ces salariés ont été accusés de faute grave, et partiront les poches vides.
« Mes collègues qui ont fini leur résidence médicale peinent à trouver un poste de spécialiste ici, alors qu'en Angleterre ou en Allemagne ils seront ravis de les avoir, explique Marta. Pour l'instant, les gens sont plutôt attachés au pays, mais il est probable qu'un grand exode se produise. » La fuite des cerveaux concerne également le secteur privé. Ainoa, 28 ans, ingénieure chimique et docteure, fait face elle aussi à l'immobilisme du marché du travail comme nombre de ses collègues « C'est tout de même dommage que les contribuables espagnols aient payé mes neuf ans d'études et qu'au final ce soit autre pays qui en récolte les fruits », regrette-elle.
Le prix moyen d'un loyer, 692 € par mois selon l'Institut national des statistiques (Institudo national de Estadistica), montre le déséquilibre auquel font face les jeunes qui cherchent à s'émanciper. Si la génération précédente avait réussi à accéder à la propriété au travers d'emprunts abordables, aidée par des politiques fortement incitatrices à l'achat, cette génération- ci n'y pense même pas. Assurer un loyer est déjà compliqué. « Lorsque je vois mes neveux, pourtant diplômés, enchaîner périodes de chômage et contrats “poubelle”, entre 600 et 1 000 euros, pour un loyer de 400 euros minimum, je leur dis d'être patients, confie Antonio. Mais au fond de moi, je pense qu'ils devraient se soulever ! »
Certains rejettent la faute sur une culture traditionnellement tournée vers la propriété, « Malheureusement, on a tendance à concevoir la location comme un business. Le prix des loyers devrait être régulé », analyse Carlos, musicien, professeur à temps partiel et proche du collectif du 15 mai. Ce mouvement des indignés a fait de l'accès au logement l'une de ses revendications les plus visibles, il a dénoncé les privilèges bancaires et mobilisé une bonne partie de la population aux côtés de la Plateforme de victimes des emprunts (PAH). Plusieurs milliers de personnes ont manifesté contre les dérapages du marché immobilier. L'accent est mis sur la situation des personnes qui doivent continuer à payer de forts intérêts sur leurs emprunts, parfois à vie, alors qu'elles ont déjà été expulsées de l'immeuble. L'une des mesures phare proposée par ce collectif est la « dation en paiement », qui garantit le solde de la dette, une fois que l'acheteur a rendu sa maison.
Conscient des difficultés, Alfredo Pérez Rubalcaba, le candidat du PSOE, essaie de regagner l'électorat : l'ISF, abandonné en 2008, a été réinstauré pour taxer les patrimoines supérieurs à un million d'euros. Le candidat socialiste promet aussi un impôt sur les bénéfices des banques, se démarque des restrictions budgétaires de Zapatero, assure qu'il ne touchera ni à la santé ni à l'éducation, et écoute même les consignes des indignés (jusque-là seulement approchés par Izquierda Unida). En revanche, les propositions du PP sont plus difficiles à connaître. Sûr de son succès, Rajoy n'a pas tenu à dévoiler son programme à la convention de Malaga du 7 octobre, normalement prévue à cet effet. Seules promesses pour l'instant : un retour à l'ancienne loi de l'interruption volontaire de grossesse (la nouvelle loi, approuvée en 2009 par le PSOE, dépénalise l'IVG jusqu'à la quatorzième semaine), une possible révision du mariage homosexuel (un recours a déjà été présenté au tribunal constitutionnel), des incitations à l'emprunt immobilier, et la fin de l'ISF en 2013. Quant au maintien des coupures budgétaires, « cela dépendra de la conjoncture économique », répond-il.
Pour certains citoyens comme Alfons Cervera, la crise a prouvé que c'est l'argent qui gouverne. D'autres, comme Carlos, regardent le futur avec mélancolie : « Je suis triste en constatant que cette classe politique a fait de nous la première génération qui construit pour ses enfants un monde pire que celui dont nous avons hérité. »
Rigueur extrême
Chacune de ces mesures a suscité de fortes réactions de la part des professionnels concernés. « Les écoles publiques manquent de personnel, alors que les administrations subventionnent les écoles semi-privées, elles sont financées à 90 % par l'État mais sont souvent gérées par l'Église », dénonce Javier, 37 ans, professeur à Barcelone. « Nous sentons une évidente intention de privatiser la santé et l'éducation de la part de ceux qui savent qu'ils vont gouverner à partir du 20 novembre », ajoute-t-il, faisant référence au succès attendu du PP.Victime de la fin de l'époque dorée de la construction (appelée « el ladrillo » ou l'économie « de la brique ») et de l'explosion de la bulle immobilière, l'économie espagnole peine à se relever. L'une des premières mesures impopulaires fut imposée par l'État, lorsque José Luis Zapatero a annoncé en mai 2010 une réduction moyenne de 5 % sur les salaires de tous les fonctionnaires. Mais cela n'a pas été le seul coup de rabot, des retards et des gels sont à l'ordre du jour : « J'ai un contrat pour les nuits de garde, mais cela fait quatre mois que je ne touche pas le salaire de mon contrat régulier – qui dépend du ministère de la Santé – parce que le financement n'est pas débloqué », explique Marta, 29 ans, neurologue. La recherche scientifique n'a pas non plus fait partie des priorités de l'État : « Nous avons subi une nette réduction des bourses et fonds attribués aux projets, regrette José Antonio, biologiste fonctionnel et ancien maître de conférences. Des unités de recherche sont en train de disparaître, nous parlons de groupes de prestige, qui publient depuis vingt ans des articles dans des revues scientifiques renommées. » Et d'ajouter que sa retraite est « une chance » en comparaison du sort de ses jeunes collègues : « Avant ils se contentaient de contrats précaires, maintenant ils n'en ont même plus. »
Fermeture des petits commerces, chantiers à l'arrêt, galères dans la restauration… Difficile de trouver un secteur d'activité qui ne tremble pas. De leur côté, les grandes entreprises effectuent des plans sociaux douloureux. L'expérience de Rafaël, salarié d'une grande entreprise de transports, illustre bien ce phénomène. Après une première vague de 800 licenciements, son employeur a entrepris cinq plans sociaux au cours des deux dernières années. Il est lui-même concerné : son salaire va être réduit de 30 % et la moitié de celui-ci sera dorénavant payée par les allocations chômage. « C'est paradoxal, je travaille mais je suis en fin de droits. Si on me licencie, je ne toucherai rien, explique-t-il. C'est le cas des trente collègues qui ont été congédiés la semaine dernière. Ils n'ont droit à aucune indemnisation, ni de l'entreprise ni de l'État. »
À la suite d'une réorganisation dans la chaîne de montage, annoncée et appliquée du jour au lendemain, ces salariés ont été accusés de faute grave, et partiront les poches vides.
L'exil, la solution ?
Au pays où le taux de chômage des moins de 30 ans atteint 45 %, où le salaire le plus courant est de 1 230 € brut par mois et le salaire minimum de 640 €, la balance migratoire a fini par basculer. En octobre, les chiffres sont tombés [1] : pour la première fois depuis des décennies, l'Espagne est en déficit migratoire et totalise 580 000 départs en 2011, essentiellement de jeunes adultes, un chiffre supérieur à celui des arrivées. De quoi accentuer la diminution de la population, déjà amorcée par le faible taux de natalité.« Mes collègues qui ont fini leur résidence médicale peinent à trouver un poste de spécialiste ici, alors qu'en Angleterre ou en Allemagne ils seront ravis de les avoir, explique Marta. Pour l'instant, les gens sont plutôt attachés au pays, mais il est probable qu'un grand exode se produise. » La fuite des cerveaux concerne également le secteur privé. Ainoa, 28 ans, ingénieure chimique et docteure, fait face elle aussi à l'immobilisme du marché du travail comme nombre de ses collègues « C'est tout de même dommage que les contribuables espagnols aient payé mes neuf ans d'études et qu'au final ce soit autre pays qui en récolte les fruits », regrette-elle.
Le prix moyen d'un loyer, 692 € par mois selon l'Institut national des statistiques (Institudo national de Estadistica), montre le déséquilibre auquel font face les jeunes qui cherchent à s'émanciper. Si la génération précédente avait réussi à accéder à la propriété au travers d'emprunts abordables, aidée par des politiques fortement incitatrices à l'achat, cette génération- ci n'y pense même pas. Assurer un loyer est déjà compliqué. « Lorsque je vois mes neveux, pourtant diplômés, enchaîner périodes de chômage et contrats “poubelle”, entre 600 et 1 000 euros, pour un loyer de 400 euros minimum, je leur dis d'être patients, confie Antonio. Mais au fond de moi, je pense qu'ils devraient se soulever ! »
Certains rejettent la faute sur une culture traditionnellement tournée vers la propriété, « Malheureusement, on a tendance à concevoir la location comme un business. Le prix des loyers devrait être régulé », analyse Carlos, musicien, professeur à temps partiel et proche du collectif du 15 mai. Ce mouvement des indignés a fait de l'accès au logement l'une de ses revendications les plus visibles, il a dénoncé les privilèges bancaires et mobilisé une bonne partie de la population aux côtés de la Plateforme de victimes des emprunts (PAH). Plusieurs milliers de personnes ont manifesté contre les dérapages du marché immobilier. L'accent est mis sur la situation des personnes qui doivent continuer à payer de forts intérêts sur leurs emprunts, parfois à vie, alors qu'elles ont déjà été expulsées de l'immeuble. L'une des mesures phare proposée par ce collectif est la « dation en paiement », qui garantit le solde de la dette, une fois que l'acheteur a rendu sa maison.
Virage à Droite
Inquiétude et désespoir marquent les esprits face à une classe politique à qui on reproche d'avoir trahi les citoyens. « La classe politique s'est fait l'alliée des intérêts privés, conduisant à une situation d'injustice pour les faibles », affirme Alfons Cervera, écrivain [2]. Tous les sondages donnent le PP victorieux. Le désenchantement des citoyens vis-à-vis du Parti socialiste (PSOE), un taux d'abstention présumé élevé (le fameux « tous pareils »), et le succès du PP aux régionales en seraient les symptômes. Néanmoins, on prédit aussi une augmentation des voix pour de petites formations, auparavant écrasées par le bipartisme.Conscient des difficultés, Alfredo Pérez Rubalcaba, le candidat du PSOE, essaie de regagner l'électorat : l'ISF, abandonné en 2008, a été réinstauré pour taxer les patrimoines supérieurs à un million d'euros. Le candidat socialiste promet aussi un impôt sur les bénéfices des banques, se démarque des restrictions budgétaires de Zapatero, assure qu'il ne touchera ni à la santé ni à l'éducation, et écoute même les consignes des indignés (jusque-là seulement approchés par Izquierda Unida). En revanche, les propositions du PP sont plus difficiles à connaître. Sûr de son succès, Rajoy n'a pas tenu à dévoiler son programme à la convention de Malaga du 7 octobre, normalement prévue à cet effet. Seules promesses pour l'instant : un retour à l'ancienne loi de l'interruption volontaire de grossesse (la nouvelle loi, approuvée en 2009 par le PSOE, dépénalise l'IVG jusqu'à la quatorzième semaine), une possible révision du mariage homosexuel (un recours a déjà été présenté au tribunal constitutionnel), des incitations à l'emprunt immobilier, et la fin de l'ISF en 2013. Quant au maintien des coupures budgétaires, « cela dépendra de la conjoncture économique », répond-il.
Pour certains citoyens comme Alfons Cervera, la crise a prouvé que c'est l'argent qui gouverne. D'autres, comme Carlos, regardent le futur avec mélancolie : « Je suis triste en constatant que cette classe politique a fait de nous la première génération qui construit pour ses enfants un monde pire que celui dont nous avons hérité. »
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