Par MK Bhadrakumar
L’achat imminent par l’Inde du système de missile russe S-400 est devenu le leitmotiv du dialogue « 2+2″ des ministres des affaires étrangères et de la défense de l’Inde et des Etats-Unis qui doit se tenir à New Delhi le 6 septembre. Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’une transaction pour la défense du pays. Les ramifications géopolitiques sont beaucoup plus vastes.
Le cœur du problème est que la Loi Contre les Adversaires de l’Amérique par les Sanctions (CAATSA), qui a été promulguée par le président Donald Trump en août 2017, met en péril les relations de défense de longue date de l’Inde avec la Russie pour de nombreux équipements militaires. L’avant-gardisme de la CAATSA se situe au niveau des articles 231 et 235 de la loi. L’article 231 exige que le président des États-Unis impose des sanctions à toute entité qui « s’engage dans une transaction importante » avec les secteurs du renseignement ou de la défense de la Russie. L’article 235 prévoit l’interdiction des transactions en dollars américains (qui est la monnaie utilisée dans les transactions d’armes entre l’Inde et la Russie).
Aujourd’hui, le Congrès américain a accordé une dérogation à l’autorité du président sous certaines conditions très contraignantes – à savoir, s’il peut certifier que la dérogation est fondamentalement dans l’intérêt de la sécurité nationale américaine, que le pays concerné prend des « mesures tangibles » pour réduire sa dépendance en matière de défense envers la Russie et qu’il collabore avec les Etats-Unis pour promouvoir des intérêts stratégiques critiques. En effet, le CAATSA constitue le fondement de l’hégémonie mondiale des États-Unis, ce qui va bien au-delà de son objectif déclaré de sanctionner la Russie sur la Crimée.
Compte tenu de ce qui précède, quel est le plan actuel de l’administration de Trump ? A un niveau plus large, Washington estime que les relations entre l’Inde et la Russie ne sont plus ce qu’elles étaient auparavant et que le moment est peut-être venu de les fragiliser de l’intérieur. Ainsi, la manœuvre d’ouverture consistait à faire pression sur Delhi en signalant que l’accord S-400 représentait un risque sérieux pour le partenariat stratégique entre les États-Unis et l’Inde, ce qui serait profondément déstabilisant à un moment où la montée et la croissance de la Chine plonge la région indopacifique – et l’Inde en particulier – dans un tumulte incertain.
Dans cette histoire, la solution réside dans le fait que Delhi annule l’accord S-400 avec la Russie et opte plutôt pour un système américain. C’est aussi ce que Washington avait conseillé à la Turquie.
Mais il n’y a rien que les Etats-Unis puissent offrir de comparable au S-400 avec sa longue portée d’inclinaison maximale (~400 km) et son altitude maximale élevée (~30 km) qui répondent aux exigences indiennes en matière de défense aérienne à longue portée pour contrer la menace chinoise sur l’Himalaya.
Curieusement, le côté américain reconnaît également la réalité sur le fait que le S-400 est sans égal pour répondre aux besoins spécifiques de l’armée de l’air indienne. Pour citer un avis d’expert américain à la Fondation Carnegie pour la Paix Internationale :
« Les États-Unis ne possèdent actuellement aucun système comparable au S-400. C’est principalement parce que le pays n’a pas investi dans des SAM stratégiques depuis le début de la guerre froide… Par conséquent, les armes sol-air américaines se divisent en deux catégories : les systèmes à longue portée qui sont principalement destinés à la défense antimissile balistique ou les systèmes à courte portée qui sont réservés principalement aux avions ennemis survivants qui représentent une menace pour les forces terrestres américaines. Par conséquent, aucun des systèmes ne répond aux exigences indiennes en matière de défense aérienne à longue portée. »
Alors, pourquoi les États-Unis font-ils pression sur l’Inde pour qu’elle renonce au S-400 ? Le fait est que les ventes de matériel de défense constituent un outil essentiel dans la stratégie des États-Unis visant à établir une relation à long terme et une interopérabilité avec l’Inde dans le cadre d’un nouveau système d’alliance dans l’Indopacifique.
En d’autres termes, les acquisitions de défense de Delhi avec la Russie (qui est de loin le premier partenaire de l’Inde) ont un impact sur la stratégie américaine, qui vise à aligner l’armée indienne avec les Etats-Unis et ses forces armées et avec celles de ses alliés dans l’Indopacifique. Au contraire, des acquisitions à grande échelle comme le système de missiles S-400 créeront avec la Russie des relations qui se poursuivront pendant des générations, même si les deux armées travaillent ensemble pendant toute la durée de vie de la plate-forme pour la formation et la maintenance.
Il va sans dire que les États-Unis poursuivent une stratégie à long terme en créant avec les forces armées indiennes des plates-formes communes qui contribuent à renforcer l’interopérabilité militaire. L’intention ici est que les deux forces armées, lorsqu’elles utilisent le même équipement, acquièrent une compréhension commune de la doctrine, de la dynamique du commandement et du contrôle et des procédures opérationnelles normalisées grâce à une planification et une formation combinées. En termes simples, sans que l’Inde s’en rende compte, un certain stade sera atteint lorsqu’elle sera « enfermée » et deviendra un allié des États-Unis, jouant le second violon derrière Washington dans ses stratégies dans l’Indopacifique.
Cependant, tout indique que Washington sent que le gouvernement Modi n’abandonnera probablement pas l’acquisition du S-400, quels que soient les moyens de pression et le chantage américains. De son côté, Delhi comprend également que la Stratégie de sécurité nationale des États-Unis qualifie la Russie de puissance « révisionniste » et que l’objectif sous-jacent de Washington est de compromettre les relations déjà bien établies qui unissent la Russie à l’Inde.
Par conséquent, par sa décision audacieuse d’aller de l’avant avec l’accord sur les missiles S-400 avec la Russie, le Premier ministre Narendra Modi a donné un message important à Washington. La décision de Modi est de bon augure pour le rôle du pays dans un « siècle post-américain« . Mais des problèmes subsistent.
Fondamentalement, Delhi devrait rejeter fermement la tentative des Etats-Unis de s’insérer dans les relations Inde-Russie sous prétexte de la CAATSA. Les lobbyistes américains en Inde ont proposé dernièrement que l’Inde et les États-Unis fassent preuve d’une « pensée créative » pour atténuer les « défis » posés par CAATSA. Mais c’est un postulat ridicule.
L’Inde n’impose pas de restrictions à l’accès au marché américain ni ne lui refuse des règles du jeu équitables. De plus, la CAATSA est une loi américaine, qu’elle a adoptée à des fins géopolitiques. Que peut-on négocier avec une matrice ?
L’Inde sera sur une pente glissante lorsqu’elle acceptera de discuter au cas par cas avec les Etats-Unis de ses relations de défense avec la Russie. Ce serait un affront à la souveraineté et au respect de soi de l’Inde que de permettre aux États-Unis d’avoir leur mot à dire dans ses relations avec la Russie.
traduit par Pascal, revu par Martha pour Réseau International
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