Europe, crise, clivages, alternatives, enjeux stratégiques [1]
mercredi 3 mars 2010, par
1. La crise : quel constat ?
Nous avons affaire à une « double crise […] à deux crises simultanées – crise financière et crise de l’économie réelle. Bien évidemment, les deux se renforcent mutuellement, mais vouloir interpréter la récession de l’économie réelle uniquement comme conséquence de la crise financière et s’attendre que le dépassement de la crise financière conduirait à en finir avec la crise de l’économie réelle, cette option méconnaît la constellation des problèmes [...] La crise financière, provoquée par une expansion démesurée du crédit privé et public, a révélé de fait une crise de suraccumulation ayant émergé durant de longues années »[2]. 2 900 milliards de dollars d’argent public ont été dépensés dans le monde pour relancer les économies. La dette moyenne des pays du G20 devait passer de 99 % du PIB en 2009 à 107 % en 2010 et 118 % en 2014[3]. Plus de 4 000 milliards de dollars de valeurs ont été détruits, mais sans que l’on ne puisse considérer que nous sommes en phase de sortie de crise ou que le système financier ne soit véritablement re-proportionné après la phase de suraccumulation.Après la crise de Dubaï et de l’Islande, le marché a pris conscience de la possibilité d’un défaut d’État. Ceux qui ont été sauvés grâce aux moyens publics s’attaquent aujourd’hui aux pompiers, en pariant sur le krach d’économies nationales, voire de l’euro, pour tirer des bénéfices spéculatifs en fonction de la gravité du krach.
« On arrive à la limite des politiques de relance keynésiennes par les déficits publics »[4]. Henri Sterdyniak (France, OFCE) considère que « la situation est ingérable. Un plan de rigueur fondé sur des hausses d’impôts et des réductions de dépenses représentant 1 % du PIB, c’est 1 point de croissance en moins »[5]. En même temps, le FMI a mis en garde les États contre un arrêt trop rapide des stimuli. En effet, un remboursement de la dette trop rapide, une politique d’austérité contribueraient, en ralentissant la croissance, à créer un risque de récession et à diminuer les recettes fiscales. Déjà à l’étape actuelle, les amortisseurs sociaux classiques ne suffisent plus pour faire face aux conséquences sociales de la crise.
Dans un tel contexte, l’attitude des principaux responsables de l’UE refusant tout changement d’orientation, et préférant laisser des pays s’enfoncer dans la crise et prendre le risque de l’éclatement de la zone euro est totalement irresponsable[6], renforcera les phénomènes de crise et risque de conduire au développement d’attitudes nationalistes.
Concernant les politiques des gouvernements en 2008/2009, celles-ci ne peuvent pas être considérées comme keynésiennes. Dans l’optique de market state, elles ont mobilisé massivement des fonds publics mais sans toucher à la répartition des richesses entre travail et capital, entre les intérêts privés et l’intérêt commun. La Gauche doit insister sur le fait que les critères de développement économique, social et écologique ainsi que de stabilité dans le monde exigent le développement des marchés intérieurs, non sur la base de l’endettement privé ou public, mais sur la base d’une répartition nettement plus juste de la valeur ajoutée, en faveur du travail et de l’intérêt commun. L’UE et les États n’ont cessé de déplacer le curseur dans un sens toujours plus favorable aux actionnaires[7] et à leur transformation en « investisseurs » sans lien durable avec l’entreprise. De ce fait, ils ne peuvent plus se contenter de rester spectateurs tout en fournissant des aides publiques au privé ; ils doivent intervenir en faveur d’un autre partage de la valeur ajoutée (VA) et d’un autre pilotage de la gestion des entreprises.
2. L’impasse de l’UE
La crise actuelle de l’euro et de l’UE – un des centres de la crise – n’est pas seulement la conséquence de l’effondrement financier mondial. Elle révèle au grand jour l’échec de l’euro et les graves défauts de la construction européenne tels qu’ils ont été rejetés par la majorité des votants lors des référendums en France et aux Pays-Bas en 2005 et en Irlande. Ni l’UE ni les gouvernements respectifs n’ont respecté les décisions des peuples ; ils ont, au contraire, continué de mettre en œuvre les mêmes orientations.La nature même de l’intégration européenne s’avère un facteur de crise. La crise a eu des conséquences particulièrement lourdes en Europe. L’euro et les orientations de l’UE ne sont pas conçus pour impulser une véritable coopération en faveur des populations, une nouvelle politique industrielle ou agricole, de recherche publique, de développement de services publics et d’infrastructures, en faveur d’un nouveau mode de développement. Les traités favorisent le dumping fiscal et social, et cherchent à orienter les flux d’argent vers les marchés. L’ensemble du dispositif favorise la mise en concurrence des salariés et des territoires, en faveur des grands groupes, des marchés financiers et des économies les plus compétitives des pays les plus puissants. En réalité, le pacte de stabilité – violé en permanence par les pays – a volé en éclats.
Selon le dogme prévalant en UE, l’intégration devait se réaliser sans heurts dès lors que capital et travail pouvaient circuler librement entre les anciennes « économies nationales ». En réalité, ce sont de nouvelles réalités de pouvoirs et d’échanges qui s’établissent[8]. « L’union monétaire a échoué, du moins dans cette forme que l’Allemagne a elle-même imposé avec tout son pouvoir. L’objectif allemand, de conférer à l’euro – à travers le pacte de stabilité et la Banque centrale indépendante – la force du D-Mark et d’exclure tout transfert de paiements à des pays plus faibles et de s’assurer de la possibilité si importante d’exportation dans les autres pays européens, ne s’est pas réalisée, et ne se réalise pas dans la crise.[9] » Selon Heiner Flassbeck, économiste en chef de l’UNCTAD, la Grèce aurait perdu ses ressources, en raison de la spirale descendante de son économie avec la mise en concurrence et le dumping salarial allemand. La vision allemande à court terme finirait par menacer l’élite et le patronat allemands de perdre ses marchés pour l’exportation[10]. De nouvelles politiques de compensations, d’intégration progressive seraient nécessaires, dès lors que l’on souhaite qu’un territoire moins développé puisse acheter des productions des pays leader… Le transfert de gouvernance du centre – privatisation et austérité – vers la périphérie renforce à l’échelle européenne les puissances les plus importantes de la même façon que face aux classes dominées à l’intérieur de chaque pays[11].
Alors que les contradictions se développent entre le centre – les pays les plus puissants en Europe – et les périphéries, c’est également au sein de chaque pays que s’accentuent les inégalités, les problèmes d’emploi et sociaux, les atteintes à la démocratie et les conflits. Ainsi, dans le pays le plus puissant de la zone euro, la pression exercée par le patronat et le gouvernement sur les salaires a été particulièrement forte et efficace. C’est à l’intérieur de chaque pays et au sein de l’UE que la recherche de gains de compétitivité a produit les ravages économiques, sociaux et politiques qui s’accentuent aujourd’hui avec la crise.
Le débat autour d’une « nouvelle gouvernance » bat son plein. Sarkozy et Merkel veulent s’en servir comme d’un pouvoir accru des plus puissants, sans modifier les orientations dont l’échec ne peut pourtant plus être masqué. Aucune réorientation n’est envisagée par les principales puissances en Europe. Les timides tentatives européennes visant à superviser et à réguler la finance ne sont pas suffisantes et ne répondent qu’à des enjeux très partiels[12]. La proposition d’une nouvelle taxe paneuropéenne sur des transactions financières est fort utile, mais devrait être articulée à une offensive multidimensionnelle face aux pouvoirs des marchés dans la sphère de la circulation et de la production.
Il s’agit, d’un point de vue de gauche, de rechercher comment les exigences exprimées par les peuples devraient se traduire par des objectifs et méthodes alternatifs, par une nouvelle coordination politique à l’échelle de l’UE. Une unité monétaire sans avoir des fiscalités convergentes, des politiques industrielles et de recherche communes, des choix budgétaires compatibles, des services publics travaillant en coopération, des niveaux de salaire et de protection sociale s’harmonisant vers le haut ne peut que conduire à la loi des marchés et au recul social. La gauche pourrait dire oui à une coopération renforcée dès lors qu’il s’agit de construire à partir d’objectifs alternatifs.
3. La Grèce, les « PIIGS », les pays baltes, les pays de l’Est…
La Grèce fait partie dans l’Europe d’aujourd’hui de la partie visible d’un iceberg. C’est un des pays étouffés par l’euro cher et pour lesquels la politique de la BCE est néfaste.« Un regard sur la carte de l’Europe montre que la crise a des dimensions différentes. En Irlande, en Grande-Bretagne et en Espagne principalement, l’éclatement de la bulle spéculative dans l’immobilier a conduit à des destructions massives de capital […] En Hongrie, Estonie et Lettonie, la crise économique s’est depuis longtemps élargie en une crise politique ou crise d’État […] En Tchéquie, le gouvernement n’a même pas pu accomplir correctement la présidence tournante du Conseil européen […] les pays scandinaves […] le Danemark, la Suède – tout comme la Finlande – ont nettement ressenti la récession […] L’Allemagne[13], d’un côté à cause et de l’autre en dépit de sa supériorité économique et de son rôle dominant, est au centre de la crise […] L’Allemagne pratique avec succès une politique “je ruine mon voisin” à l’égard des autres pays de la zone euro en écrémant leur demande et en exportant son chômage […] La réalité de la crise montre que, à plusieurs égards, l’Europe est un continent qui clive de plus en plus. Le fossé se creuse entre le Nord et le Sud, ce qui tient d’abord à la position concurrentielle dominante du capital allemand vis-à-vis du “capitalisme méditerranéen”. Et qui se nourrit ensuite d’un endettement et de capacités d’emprunt différenciées […] Les pays membres se développent de façon divergente quant à leur compétitivité.[14] » À l’heure actuelle, les inquiétudes s’accumulent quant à l’Italie et à l’Espagne (le rentrées fiscales y sont en chute libre), deux pays où l’économie informelle représente une part importante et non maîtrisée du PIB.
Pourquoi s’attaque-t-on aujourd’hui à la Grèce ? Pour statuer un exemple ! Le taux de la totalité des dettes se situe derrière l’Italie et à proximité de la Belgique. Quant aux nouveaux emprunts, la Grèce se situe derrière l’Irlande et l’Espagne et à un niveau comparable avec la Grande-Bretagne. Au total, ce sont 20 pays qui ont fait l’objet de procédures contre les déficits ; ce qui démontre l’inégalité des pouvoirs au sein de l’UE. L’Irlande – contribuant à la hauteur de 1 % au PIB européen – a reçu 15 % des moyens de la BCE. À travers la Grèce, l’UE a choisi de statuer un exemple et de tester à cette occasion l’ensemble des instruments disponibles pour la surveillance des politiques économiques et budgétaires qui seront pour la première fois mises en œuvre simultanément. Les recommandations de la commission constituent un catalogue des horreurs du néolibéralisme et reprennent sans réserve les recettes qui ont si visiblement échoué et qui ne peuvent qu’aggraver la situation dans les pays où celles-ci seraient appliquées. La manière centralisatrice, rigoureuse et exerçant un maximum de pressions qu’utilise l’exécutif de l’UE serait inenvisageable, par exemple, au sein d’un État fédéral comme l’Allemagne[15].
Le manque de coordination, de mesures en faveur de l’harmonisation et de la réduction des inégalités laisse les économies plus faibles sans moyens de réagir dans le cadre de la monnaie unique. Les pays concernés sont ainsi poussés à régler ou par l’endettement ou par l’austérité les différends. Si on peut reprocher trop de légèreté, trop de dépenses d’armement (en complicité avec les puissances exportatrices d’armes), trop de politique néolibérale aux gouvernements grecs, on doit reprocher aux plus grandes puissances européennes leur égoïsme nuisible pour toute la région. L’aggravation de la crise en Grèce aura également des effets désastreux dans les Balkans où les capitaux des banques grecques sont très présents et où l’on estime le nombre d’entreprises grecques à avoir investi à près de 8000[16]. Suite à la hausse des écarts du coût de l’argent et plus récemment à l’envolée de la spéculation, les investisseurs exigent de la Grèce des taux d’intérêt entre 5 et 7 %, soit 2,5 à 4 % de plus que les taux consentis à l’Allemagne. Les spéculateurs bénéficient de prêts à 1 % – voire moins – auprès de la BCE et exigent 7 % de l’État grec. Actuellement, les taux exigés par les marchés coûtent 0,5 % de PIB à la Grèce en année pleine[17]. Il faut rompre de toute urgence avec des interventions des États qui prennent en charge tous les risques et accentuent la paupérisation des sociétés, alors que les banques utilisent ces filets de sécurité pour développer encore leur prise de risque Quant aux États en difficulté, il convient de les refinancer de toute urgence au moyen de taux se situant nettement en dessous du marché.
L’UE – le Président de l’Euro-groupe Jean-Claude Juncker et les 16 ministres des Finances de la zone euro – a décidé de superviser le « redressement grec » et réclame à travers des « recommandations » un ensemble de mesures structurelles concernant les salaires, le marché du travail, les retraites, la santé, l’éducation, l’administration publique, l’énergie, le transport, le commerce de détail – bref, une sorte de stratégie de Lisbonne accélérée (!) ainsi que, si nécessaire, des mesures additionnelles telles que la hausse de la TVA, des taxes sur l’énergie, des prélèvements sur des produits de luxe et les autos. La France considère que l’effort demandé est d’ores et déjà considérable ; l’Allemagne voudrait encore le durcir. La BCE se situerait comme à son habitude parmi les ultralibéraux en exigeant que le déficit soit réduit en 2010 de 5,25 % du PIB (les États et l’UE demandent 4 %)[18].
Un véritable bras de fer entre les intérêts des peuples et la logique des puissances européennes débute maintenant. C’est au nom de « l’Europe pour les peuples » et d’une « autre Europe pour un autre monde », c’est dans l’intérêt de tous les peuples européens, qu’il faut trouver des solutions alternatives pour l’ensemble des pays les plus en difficultés – dont la Grèce – permettant d’en sortir. Il s’agit aujourd’hui d’établir un bouclier face aux projets qui auraient comme effet de piétiner les droits sociaux, l’emploi, le secteur public, la protection sociale. Sans installer une mise sous tutelle. Sans que ce pays puisse être utilisé comme une brèche pour amplifier l’austérité à travers l’Europe.
4. Quelle réponse politique pour la Grèce, les PIGS et l’Europe ?
Les peuples ou les marchés ? Il faut choisir. Sortir de la crise suppose un changement radical de politique. Il n’y a pas de voie de sortie de la crise sans recherche de transition vers un autre type d’économie et de politique, ce qui suppose un travail acharné en faveur de véritables alternatives et de la mobilisation idéologique et politique. Chaque revendication importante se heurte aujourd’hui à la logique du système capitaliste en crise aiguë. La logique du capitalisme financiarisé de plus en plus excessive et agressive peut conduire à des menaces sérieuses sur la démocratie et la paix.C’est à partir de la logique du capitalisme financiarisé, de son mode d’accumulation, que se sont succédé la crise financière, la crise de l’économie réelle, la crise de la dette publique, la crise sociale et la crise fiscale en plein développement. S’y rajoutent des crises dues à la spéculation sur l’alimentation, l’énergie, des brevets, etc., ainsi qu’un certain nombre de conflits armés.
Les logiques à l’œuvre – financiarisation, spéculation, privatisation, marchandisation, surexploitation, appauvrissement des sociétés… – constituent des obstacles majeurs pour mettre en place les politiques nécessaires afin de résoudre la crise écologique. « Se pose également la question de fond, à savoir si la poursuite d’une accumulation poussée par la finance ne se heurte pas maintenant à des limites indépassables.[19] »
À l’échelle de l’Europe et au sein de nos pays, il s’agit de lutter en faveur de véritables ruptures politiques ainsi que des mesures d’urgence inspirées, elles aussi, d’une logique alternative.
Les gouvernements – hautement responsables pour l’avènement de la crise – doivent être amenés à rompre avec la logique : « la dette pour les États, la ceinture pour les peuples, le casino pour la finance »[20]. Au lieu de consulter des « experts » liés aux marchés, ils doivent faire fonctionner la démocratie en prenant des mesures et en engageant des réformes en faveur de la démocratie sociale et économique.
4.1. Stopper les incendiaires, s’opposer à l’installation du chaos, de la guerre monétaire ou spéculative.
La finance doit être démocratisée, réorientée, redimensionnée de façon responsable. C’est aussi une condition pour débloquer le crédit.
L’UE doit décider certaines formes de contrôle du mouvement des capitaux, des taxations des transactions financières. Les paradis fiscaux doivent être fermés. Le secret bancaire est à revoir. Une agence publique européenne de notation doit être installée. Des protections doivent être mises en place contre la fraude et l’évasion fiscales.
Les banques doivent être amenées – par un effort convergent des gouvernements et de l’UE – à changer immédiatement d’orientation, à stopper l’utilisation de l’épargne pour des opérations de spéculation, et à réorienter les crédits vers le financement des activités utiles et de la création d’emplois et d’infrastructures. La séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires ainsi que la constitution de pôles publics bancaires, voire la reconduction de certains établissements dans le giron public, doivent être organisées.
Toutes les politiques doivent viser à stopper la crise de suraccumulation, à intervenir de façon massive en faveur d’une répartition plus juste de la valeur ajoutée en faveur du travail et de l’intérêt public, et à s’affranchir des pouvoirs des marchés et à stopper les privatisations. Les politiques des États européens et de l’UE doivent converger dans ce sens.
4.2. Au niveau international, l’UE doit contrer l’agressivité des États-Unis, agir en faveur de la stabilisation de l’économie réelle ; de l’utilisation des droits de tirage spéciaux (DTS) comme monnaie de réserve ; du remplacement du G20 par un Conseil économique global sous l’égide de l’ONU ; du développement de mécanismes en faveur de l’égalité dans les échanges ; de la soustraction de biens communs hors des circuits de la spéculation ; d’accords multilatéraux et bilatéraux à l’opposé de la mise en concurrence des peuples, des salariés et des territoires ; de politiques ambitieuses et partagées pour résoudre la crise écologique. L’UE doit contribuer à libérer les matières premières de leur transformation en « produits financiers »[21]. Dans les institutions internationales, la voix de l’UE a du poids ; elle doit se faire entendre en faveur d’un monde solidaire, ce qui suppose un changement radical d’orientation.
4.3. Il faut rompre avec les dogmes de l’Europe libérale que continuent de défendre bec et ongles Juncker, Trichet et Gonzales.
Le pacte de stabilité conçu pour rationner les dépenses sociales doit être abandonné. Les peuples européens ont besoin d’un pacte de coopération en faveur d’un développement social, écologique et de solidarité. C’est sur une telle base que la coopération des gouvernements – une « gouvernance démocratique » – doit s’engager. C’est le développement durable qui constituerait le meilleur moteur de l’intégration européenne. Un programme de conversion écologique doit être mis en place notamment dans les domaines de l’énergie, des transports et du logement. Le budget européen doit être augmenté de façon significative et permettre des actions positives de l’UE. Dumping fiscal, social et écologique doivent être bannis.
Le modèle social européen doit être renouvelé, réinventé. Une rupture radicale avec la stratégie de Lisbonne est urgente. La flexicurité doit être abandonnée, la précarisation combattue, le travail revalorisé et un revenu de base garanti. La réduction du temps de travail est à relancer. La période d’indemnisation du chômage doit être rallongée en période de crise dans tous les pays. La pauvreté – notamment chez les jeunes, les retraités, les femmes et les familles monoparentales – doit être éradiquée ; le logement doit être un droit garanti.
La privatisation de pans entiers des retraites – impulsée par la stratégie de Lisbonne et particulièrement avancée dans les pays de l’Est – conduit à des menaces lourdes en raison des pertes dans le cadre de la crise financière. Selon les chiffres de l’OCDE, la crise économique et financière a réduit la valeur des actifs accumulés pour le financement des retraites d’environ 20 à 25 % en moyenne. En Europe, ce sont la Belgique, les Pays-Bas suivis par le Royaume-Uni qui sont les plus touchés. Par ailleurs, l’accroissement du chômage et l’incapacité de nombre d’entreprises à financer leurs fonds de pension assèchent les ressources. Stopper la privatisation des retraites comme un des moteurs de la financiarisation de l’économie est un des enjeux majeurs[22].
4.4. Se « serrer la ceinture » n’est pas la réponse. C’est autrement qu’il faudra réduire la dette publique. Toute mesure d’étranglement de l’économie réelle est irresponsable.
Refuser un resserrement rapide budgétaire qui entraînerait un risque massif de faire basculer dans la récession.
Des moratoires doivent être décidés pour stopper la progression de l’endettement public, pour réduire la pression sur les États, pour gagner du temps – nécessaire pour établir des instruments en faveur de la transparence (commission d’enquête, etc.), pour mettre en place de nouvelles politiques et des méthodes démocratiques. Il s’agit de moratoires qui n’augmentent pas le remboursement de la dette et ne conduisent pas les États à s’en remettre aux banques via des produits sophistiqués. Un traitement sélectif des dettes doit être également envisagé.
Des moyens nouveaux (new deal) doivent être mobilisés – en contournant les marchés – afin de faire face aux besoins de dépenses publiques, pour contrer la crise et en sortir.
Les marchés doivent être court-circuités via la BCE. Les intérêts de la dette publique doivent être radicalement abaissés. Il est inacceptable que les banques qui prêtent à la Grèce à un taux de 5 %, 7 %, empruntent elles-mêmes à la BCE à 1 %. La BCE doit être dotée de la possibilité d’acheter des titres de dette publique dès lors que ces prêts sont utiles à un nouveau type de développement, à l’emploi et à la politique industrielle et de recherche, à la relance des services publics et de la protection sociale. Ce type de création monétaire en faveur de la création de richesses et du développement de la société permettrait d’augmenter les ressources de la puissance publique.
La mission et la direction de la BCE ainsi que l’orientation du crédit doivent être modifiées en faveur d’objectifs de développement, en abandonnant le carcan de la politique monétariste, en modulant les conditions d’accès en fonction des contenus des projets, en rendant impossible la contribution du crédit à la spéculation et les emprunts à découvert. L’architecture de l’UE donnant l’indépendance à la BCE montre ici aussi sa nocivité. La BCE doit être démocratiquement contrôlée.
4.5. La redistribution et la démocratie économique comme principes des réformes antilibérales.
Face aux causes et aux conséquences de la crise, des politiques énergiques de redistribution des richesses doivent se mettre en place, en visant une harmonisation progressive au sein de l’UE. Les recettes de la puissance publique doivent être augmentées via une « fiscalité confiscatoire » visant durablement les actionnaires, banques et investisseurs. Un meilleur partage de la valeur ajoutée est indispensable pour combattre le développement de la crise. Les revenus du travail doivent être revalorisés pour l’ensemble des salariés (y compris précaires…) par rapport à ceux du capital. Une partie plus importante des profits doit être investie en faveur du développement humain et écologique. L’économie solidaire doit être favorisée ainsi que les droits et pouvoirs des salariés.
Suspension de la directive et de sa transposition dans les pays de l’UE « sur les droits des actionnaires » et mesures pour contrer la volatilité des investissements, pour pérenniser la relation entre investissements et entreprise, pour détacher le management de la logique actionnariale, pour renforcer « l’intérêt social de l’entreprise » et l’exigence du développement de l’économie réelle face aux intérêts des actionnaires, investisseurs et marchés.
L’usage de l’argent public doit être démocratiquement contrôlé. La mobilisation de fonds publics notamment en faveur de grands groupes doit être basée sur des principes démocratiques (leur utilisation doit générer des pouvoirs nouveaux pour les pouvoirs publics et salariés), sociaux (des critères de création ou de défense d’emplois de qualité correctement rémunérés…), écologiques (en faveur d’un nouveau type de développement). Les moyens d’action des collectivités territoriales ne doivent pas être restreints mais améliorés.
Chaque engagement d’argent public doit aider à développer la démocratie économique et ouvrir sur un changement de pouvoir, de propriété, d’orientation s’accompagnant de nouveaux pouvoirs pour les salariés et les citoyens.
Concernant le système bancaire, l’installation de pôles bancaires publics soumis au contrôle de l’État et de la société est plus que jamais indispensable pour que le crédit agisse en faveur de l’intérêt général.
5. Quelles perspectives de changements politiques, quelles alliances ?
Ce qui doit être à l’ordre du jour pour la gauche, c’est la mobilisation des peuples contre les actionnaires, banques, marchés et en faveur d’alternatives démocratiques, de véritables ruptures avec les logiques du capitalisme financiarisé. La bataille idéologique, le pouvoir interprétation constituent des enjeux décisifs, ainsi que la capacité d’articuler des objectifs immédiats et la mise en perspective d’une transition vers un nouveau mode de développement économique, social, écologique, démocratique, vers un nouveau type d’économie solidaire et de choix politiques alternatifs.Ces derniers jours montrent une combativité populaire considérable dans nombre de pays européens. Il faudrait réussir à modifier profondément et durablement les rapports de force, obtenir que d’importantes forces politiques et des gouvernements soient amenés à traduire en choix politiques concrets les exigences de ceux qui résistent et luttent.
Les défis pour les forces de gauche consistent à travailler à des contre-hégémonies, à aider notamment les milieux populaires, les catégories les plus touchées et menacées par la crise et par les plans d’austérité, à gagner un pouvoir d’interprétation des réalités qui leur permette de s’approprier les enjeux actuels, d’intervenir comme acteurs, de gagner en capacité d’action solidaire, de réaliser que des changements très profonds touchant aux pouvoirs et à la propriété ne peuvent plus être différés. Contrer la crise de passivité, favoriser une prise de conscience suppose de mener une bataille idéologique de tous les instants, et de savoir articuler le sens des résistances et des luttes avec la nécessité de changer de pouvoirs et de politique, dans chaque État, au niveau de l’UE et des institutions internationales. La question de la représentation politique dont les forces de résistance et de luttes ont besoin doit être posée publiquement et en grand ainsi que la nature des relations entre les mouvements dans leur diversité et les forces et pouvoirs politiques. Les luttes de classe continuent de se développer dans le cadre national mais, dans la confrontation de classe qui s’accentue également à l’échelle européenne, la coopération entre les mouvements, syndicats, forces de gauche doit être considérablement intensifiée.
Les politiques concrètes que proposent les forces de gauche doivent viser la constitution d’un bloc social, sur la base d’intérêts immédiats communs, par exemple :
Ceux qui n’ont que leurs salaire, retraite ou maigres allocations pour vivre
Ceux qui travaillent dans le privé
Ceux qui travaillent dans le public ou sont en charge des institutions publiques et des collectivités territoriales
Ceux qu’on qualifie de « couches moyennes » et dont la crainte du déclassement ne cesse de croître
Ceux dont les activités en tant que dirigeants de PME, de commerçants ou de professions libérales dépendent pour un large part de l’accès au crédit
Ceux qui travaillent la terre et se voient étranglés par les groupes et les banques
Ceux qui considèrent nécessaires la défense et le développement de la démocratie et de la culture.
La constitution de « fronts » – certes de façon variable selon les conditions sociales et politiques de chaque pays – semble une piste féconde, dans la mesure où de telles constructions ouvertes facilitent la coopération entre des acteurs de différente nature (organisations politiques, mouvements, représentants syndicaux, composantes de la société civile, intellectuels, réseaux…) et par conséquent une dynamique sociale et politique. « La crise systémique nous oblige à penser les questions sociales et politiques de manière décloisonnée, de manière transversale et globale »[23].
Nous ne devons pas perdre de vue que la crise en Europe n’est pas l’heure de la gauche, mais celle de l’abstention, de la sanction de la gauche, voire de la droite et parfois de son extrême. Dans un contexte où les citoyens « ont du mal à comprendre pourquoi ils devraient sauver les États qui agissent et travaillent pour les marchés tout en démontant le modèle social, la bourgeoisie intelligente joue une sorte de musique bonapartiste : tout le monde passe à la caisse, impôt de crise, mais aussi taxe sur les dividendes.[24] » Parfois, ce sont des tendances de droite populiste voire extrême qui amplifient leur influence. Des tendances nationalistes peuvent également trouver un terrain favorable, d’autant plus que les clivages s’accentuent en Europe entre Est et Ouest, Nord et Sud. « La crise financière, tout comme la manière de la résoudre vont certainement alimenter l’instabilité géopolitique t accroître les tensions entre libre-échangistes et protectionnistes. La logique du sauve-qui-peut va prendre de l’ampleur »[25].
Certains milieux chrétiens-démocrates, mais aussi les écologistes et sociaux-démocrates, penchent vers des réponses du type : le coût de la crise est à répartir entre tous. Dégager un horizon dans la clarté suppose une confrontation idéologique avec les différentes composantes du champ de gauche. Il faut développer une argumentation puissante qui permette d’appuyer le refus que les classes subalternes paient les frais, ou acceptent des sacrifices comme allonger le temps de travail. S’il s’agit de sauver les États, il convient d’impulser des mouvements en faveur d’une « fiscalité confiscatoire »[26] (voir 4.5) en s’appuyant sur la prise de conscience quant à l’accumulation inédite de richesses à un pôle de la société.
À défaut de pouvoir présenter une approche de gauche crédible, le risque est grand que l’espoir et le discours de changement deviennent récupérables par des forces de droite, populistes, parfois extrêmes. L’impuissance des dominés risque de s’étendre, même si des luttes parfois significatives peuvent laisser croire le contraire. La bataille de l’interprétation des causes et des conséquences de la crise constitue pour la gauche un défi considérable, d’autant que tout indique que de nouvelles bourrasques vont secouer l’Europe.
Les expériences lors des référendums en France, aux Pays-Bas et en Irlande ont montré que lorsque certaines conditions sont réunies, les citoyens sont en mesure de s’approprier des enjeux d’une grande complexité. Dans la crise actuelle, les forces de gauche ont à rechercher les moyens les plus efficaces afin que les citoyens puissent se réapproprier la politique, et repérer les choix de société qui sont en jeu dans les confrontations actuelles.
Notes
(*) Directrice d`Espaces Marx, France et Membre du Managing board de Transform !Europe. elgauthi@internatif.org
[1] Ce texte a bénéficié d’un séminaire de Transform ! sur la crise, à Vienne en janvier 2010, ainsi que d`une discussion au sein du Managing Board de Transform ! Europe et en particulier des remarques de Walter Baier, Stephen Bouquin, Patrice Cohen-Seat, Haris Golemis, Véronique Sandoval qui se reconnaîtront et que je remercie. Il a été présenté lors d’une rencontre organisée par Synaspismos et la Parti de la Gauche européenne à Athènes le 27 février 2010. Concernant les alternatives, voir aussi European Left Party, Plate-forme pour les élections au Parlement européen 2009 ; Euro-Mémorandum 2009/2010, http://www.memo-europe.uni-bremen.de/euromemo et les éditions en anglais, français, grec et allemand réalisées avec le concours de Transform ! Europe http://www.transform-network.org/ ; Jürgen Klute, « Was tun in der Krise ? », Supplément 1/2010 Zeitschrift Sozialismus ; Dominique Crozat, « La démocratie économique, une alternative à la crise. » Compte rendu d’un colloque à Paris en juin 2009. Transform ! N° 05.
[2] Joachim Bischoff, « Eine neue Phase de grossen Krise ». Dans Sozialismus 3/2010.[3] Selon le FMI, Le Monde 17/2/2010.
[4] Sylvain Boyer, économiste chez Natixis ; Le Monde 17/2/2010.
[5] Le Monde 17/2/2010.
[6] Jean-Claude Trichet, Président de la BCE : « Nous n’allons pas changer les règles […] pour aider un pays en particulier […] C’est clair comme du cristal ». Jean-Claude Juncker, Président de l’Eurogroupe : Ce pays « ne peut compter sur une quelconque espèce de générosité de la part des membres de l’Eurogroupe ». Felipe Gonzales, Président du groupe des sages pour réfléchir à l’avenir de l’Europe : Ceux qui ne sont pas satisfaits des traités européens « n’ont qu’à quitter l’Union. » Cité par Francis Wurtz, Humanité Dimanche 18/2/2010.
[7] Pierre Todorov (Avocat à la cour, cabinet Lovells LLP), Il est temps de rompre avec les excès de l’idéologie actionnariale. Le Monde 11/2/2010.
[8] Roland Kulke, « Schweine, Alkoholiker und die Konstruktionsfehler der Eurozone. » http://blog.rosalux-europa.info/de
[9] Jens Münchrath, Handelsblatt 22/2/201, cité par Roland Kulke.[10] Cité par Roland Kulke.
[11] Roland Kulke.
[12] Regroupement des trois comités techniques – chargés de contrôler les groupes bancaires, les compagnies d’assurances et les marchés dont les activités dépassent le cadre national – et renforcement de leurs pouvoirs ; création d’un Comité Européen du risque systémique (CERS) responsable de l’analyse macroéconomique ; proposition d’un comité scientifique d’excellence pluridisciplinaire ; meilleure coopération entre les instances de supervision nationale ; création d’une commission spéciale au Parlement européen chargée de réfléchir aux conséquences de la crise ; proposition d’une directive encadrant la gestion des fonds alternatifs ; réglementation des produits dérivés ; installation d’exigences de fonds propres des banques… (Voir Sylvie Goulard MEP / Libéraux ALDE, Modem, France, dans Le Monde 23/2/2010).
[13] L’économie allemande a régressé de 5 % en 2009.
[14] Joachim Bischoff, Richard Detje, « L’Europe dans la crise – sur le chemin des clivages. », Transform ! 05/2009.
[15] Voir une description précise des enjeux et procédés par Andreas Fishan, « Stabilitätskriterien und die öffentliche Hinrichtung Griechenlands ». Dans Sozialismus 3/2010.
[16] Haris Golemis, Elena Papdopoulou, « Les banques grecques dans les Balkans. » Dans Transform ! 05/2009.
[17] Laurence Boone, chef économiste chez Barkley’s capital ; Libération 17/2/2010.
[18] Selon Le Monde 17/2/2010.
[19] Joachim Bischoff, « Eine neue Phase der grossen Krise. » Dans Sozialismus 3/2010.
[20] Jacques Rigaudiat, À Gauche, 18/12/09.
[21] Elie Cohen : 95 % des matières premières sont transformés en « produits financiers » ; en 6 ans – de 2003 à mi-2008 –, les masses investies dans la spéculation dans ces domaines sont passées de 13 à 320 milliards de dollars.
[22] Richard Detje, « Les effets de la crise financière sur les fonds de retraite européens. » Une étude, publiée dans Transform ! 05/2009.
[23] Stephen Bouquin, « L’âge des extrêmes ne fait que commencer. », Transform ! 05/2009.
[24] Stephen Bouquin, commentaire écrit.
[25] Stephen Bouquin, « L’âge des extrêmes ne fait que commencer. », Transform ! 05/2009.
[26] Joachim Bischoff, Rencontre des économistes de l’Euro-Mémorandum, Berlin 20/2/2010.
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