Hôpital, soins dentaires, pompes funèbres, universités, TGV : partout le service public réinstaure sans le dire une « troisième classe », réservée aux plus pauvres. Qu’est-ce que cette segmentation nous dit des évolutions de l’État-providence ?
Segmenter socialement les usagers, matériellement et symboliquement : tel est l’usage en train de se généraliser depuis quelques années au cœur du service public. Après une période de démocratisation progressive de l’accès aux prestations publiques, réapparaissent des « classes » d’usagers. D’où ce paradoxe : la démocratisation semble désormais devoir passer par… la stratification. Ce phénomène, aisément datable, est loin d’être anodin. Que s’est-il donc passé au juste ? Comment l’expliquer ? Et quelles peuvent en être les résonances et les implications idéologiques et sociales ?
Une troisième classe
Elle se traduit d’abord dans la prise en charge des corps malades. Avec les consultations privées des chefs de service à l’hôpital public, la « dualisation » du service public hospitalier existe certes depuis longtemps. Mais les années 1950, les idéaux de l’État-providence, la sophistication du soin à l’hôpital, la réforme Debré de 1958 créant les CHU avaient cessé de faire de cet espace un espace de relégation des plus pauvres, loin du soin de ville privé réservé aux notables, pour en faire un espace d’accès à un soin de qualité en même temps que de relative mixité sociale, avec les inconvénients (attentes, complexité administrative) que cela pouvait comporter.
La création d’un secteur privé hospitalier de droit privé par une loi de 1970, le développement des cliniques, aux tarifs plus élevés et surtout imparfaitement couverts par le système assurantiel, la loi de 1991 offrant une concession de service public aux établissements de santé privés (tant à but non lucratif que lucratif), ainsi qu’en « libéral », la création en 1980, du secteur 2 : « secteur conventionné à honoraires libres » où les dépassements sont autorisés : tout cela a tendu à éroder de toutes les manières cette mixité imposée. Un seul exemple (ici emprunté à l’expérience récente de l’auteur de ces lignes) mais particulièrement révélateur : une IRM, « soin » purement technique dépendant d’une machine et de coût en principe stable, est tarifée à 50 € à l’hôpital, où elle est entièrement prise en charge par la couverture sociale. Dans une clinique consultée, l’IRM se voyait tarifée 130 €, soit beaucoup plus que le double, 60 euros restant à la charge de l’usager.
Cette variation n’étant guère officialisée, ce différentiel n’est pas immédiatement visible, a contrario de l’accueil et du décor c’est-à-dire des signes extérieurs de qualité. Ce n’est pas tant en termes de contenu que les prestations sont hiérarchisées entre hôpitaux et cliniques qu’en termes de forme : c’est de ce point de vue seulement que l’hôpital peut apparaître à beaucoup comme prestataire de soins de 2e classe. Temps d’attente pour obtenir un rendez-vous, temps d’attente sur place pour accéder aux examens préalables, puis pour accéder au médecin, convocation bien avant l’heure, personnel visiblement débordé, voire désagréable : l’usager de l’hôpital doit accepter d’être captif, docile, bref un véritable « patient », moins pressé, doté d’un temps moins précieux que les autres, en tout état de cause un « usager » plutôt qu’un « client ».
En revanche, par ses plateaux techniques, par la spécialisation de ses professionnels, l’hôpital demeure à la pointe de la recherche et de certains soins : il continue à représenter de ce point de vue une première classe du soin, y compris pour les élites. Inversement, certaines cliniques délivrent des soins standardisés et de qualité médiocre [1]. La partition entre classes de prestations et de d’usagers passe donc non seulement entre établissements mais au cœur même des hôpitaux publics : l’ilot privilégié que représentent les consultations privées en serait exemplaire.
Mais ce qui est moins connu, c’est qu’au cœur même de cet espace souvent considéré comme de « deuxième classe » qu’est devenu l’hôpital public, une troisième classe a été créée et que cette dernière a, pour le coup, retrouvé tous les vieux défauts de l’hôpital public, encore si fréquents dans les années 1960 – attentes interminables, mauvaise humeur des soignants, disqualification des patients – qui s’étaient estompés avec l’enrichissement du pays. Ils font retour, mais sous une forme fortement aggravée, et pour certains segments de population seulement.
Car en 1998, une loi crée au cœur du service public, les PASS, les Permanences d’accès aux soins de santé, réservées aux personnes exclues du système de santé par défaut de solvabilité (population précaires) et/ou de citoyenneté (l’étranger sans papier). Mais les Pass sont un service de soin au rabais [2]. Dans ces espaces, déjà en retrait de l’hôpital, tous les médicaments et tous les soins ne sont pas accessibles (comme dans la médecine d’urgence), certains y sont considérés comme des soins de confort (béquilles, fauteuils roulants), les personnels y sont surchargés, les temps d’attente pour avoir un rendez-vous comme pour être reçus en consultation y sont longs, et une énorme docilité y est surtout attendue des patients (ceux qui n’ont pas réussi à être reçus doivent y retourner le lendemain). Bref, tous les traits de la médecine de « deuxième classe » évoquée plus haut (coût moins élevé mais attentes plus longues, prestations incomplètes, et moindres égards pour la patientèle) sont fortement accentués ici. Or cette « troisième classe » de services de santé s’est vue créée de l’intérieur de l’institution.
Autre exemple, très récent : la convention signée le 1er juin 2018 entre les dentistes et l’Assurance maladie. Cette convention autorise aux dentistes une augmentation générale des tarifs des soins dentaires ordinaires (la dévitalisation d’une molaire passe par exemple de 81,94 à 110 euros), indolore pour les patients puisque intégralement prise en charge par l’Assurance maladie et les complémentaires. En contrepartie, la prise en charge des prothèses variera selon trois classes de remboursement. Dans le premier, dit « RAC zéro », le patient n’aura rien à débourser à condition qu’on ait affaire à des prothèses en métal pour les dents de derrière, réputées invisibles, contre des prothèses en céramiques pour les dents de devant. Un deuxième niveau, dit « modéré » ou « maîtrisé » de remboursement proposera des prothèses au tarifs plafonnés, remboursées à hauteur de 25% : ceci notamment pour ceux qui ne veulent pas de couronne métallique. Au troisième niveau, les honoraires seront libres : pour les implants, les dents en or, des couronnes « à très haute technicité » ou à « l’esthétique encore plus fouillée » (pour reprendre les termes de la Confédération Nationale des Syndicats Dentaires) : « Il faut que les gens qui ont envie d’accéder à du superflu puissent le faire », déclare la ministre de la santé, Agnès Buzyn le 1er juin sur Europe 1.
Cette « première classe » de soin ne semble pas trop bousculer l’idéal démocratique, même s’il faut dénier l’origine sociale de ces assurés-là (« les gens »), et la puissance en réalité des normes esthétiques (« ont envie », « accéder à du superflu »). La seconde classe non plus ne semble gêner personne. Seule la troisième suscite une gêne palpable, dûment exploitée par les professionnels : « c’est un modèle d’efficience low cost qui devenir la référence en matière de santé bucco-dentaire » plaide ainsi la Fédération des Syndicats Dentaires Libéraux, hostile à la convention. Ce à quoi Agnès Buzyn répond le même jour : « Les prothèses que nous remboursons sont de grande qualité (…). Ce n’est pas du tout bas de gamme » ; et le directeur général de la CNAM : « Nous avons distingué critères fonctionnels et critères esthétiques, et on a privilégié les ‘dents du sourire’ pour lesquelles le critère esthétique est indispensable » [3]. Les représentants de l’État ne peuvent donc pas officiellement méconnaître l’idéal démocratique : surtout après la bavure de Hollande, restée dans les mémoires, concernant les « sans dents ».
Autre type de « soins au corps » - la prise en charge publique des corps morts. Elle a vécu la même évolution de long terme, et la même inflexion récente, au cours des années 1990. A Paris, en 1960, il y avait encore cinq classes d’enterrement payantes et une classe gratuite. À la fin de cette période, les convois prévus pour les trois dernières classes représentaient encore 60% des convois en quartiers populaires contre 23% dans les quartiers aisés ; la proportion de convois civils, moins coûteux, n’était que de 18% dans les quartiers aisés mais de plus de 40% dans les quartiers pauvres, épousant étroitement la proportion d’ouvriers dans la capitale [4]. Les classes d’enterrement avouaient donc sans détour l’appartenance de classe des défunts et/ou de leurs proches.
Les années 1960 ont vu supprimer les classes d’enterrement – par l’Église d’abord en 1963, puis par les Pompes Funèbres Générales ensuite – à peu près disparaître les tentures mortuaires, très coûteuses en personnel [5] et les cérémonies perdre de leur « pompe » visiblement inégalitaire (trajets en centres-villes), et encore réduite dix ans après par la poussée de la crémation [6] : la distinction sociale devant la mort s’estompe et se dissimule. En 1993 (1998 à Paris) l’ouverture à la concurrence va inverser la tendance [7]. La montée générale des prix qui en résulte contribue à générer l’installation là encore, de trois classes. La première, est représentée par le funéraire privé, bien vite revenu à ses habitudes du passé : anticiper les capacités différentielles des clients à investir pour leur défunt afin de les inciter à dépenser [8]. La seconde classe peut être représentée, à Paris, par un reste de service public, c’est-à-dire les Services Funéraires de la Ville de Paris (le SFVP), qui s’efforcent d’en conserver l’esprit en évitant la vente forcée des prestations. Pas ou peu de « soins de conservation » (thanatopraxie), de fait déjà fournis par l’hôpital : ces coûts ne constituent donc là que 12% des devis contre 60 à 70%, voire plus, dans le secteur privé. Et la « troisième classe » est représentée depuis 2004 par les « convois sociaux » pour les personnes en difficulté financière, invitées à ne payer que 20% (voire 0% pour des proches non familiaux) des frais (les mairies prenant le reste en charge), mais avec un seul type de cercueil, de capiton, de plaque funéraire [9] …
Bref, c’est le concept Ouigo. Dans les transports publics, à côté de la 1re et la 2eclasse (disparues en 1991 dans les transports urbains, mais conservées dans les transports interurbains), s’est réintroduite en 2013, dans le secteur public ou para-public des transports, une troisième classe qui ne dit pas son nom. Ouigo permet une segmentation entre classes de services, en proposant une prestation minimale, accompagnée des signes extérieurs de ce minimalisme, qui sont aussi des signes extérieurs de modestie sociale : temps d’attente obligatoire à la gare (donc population visiblement captive et dépendante), absence de choix dans les horaires (un seul train par jour le plus souvent), absence de certains éléments de confort (ni prestation alimentaire ni poubelles à bord), plus grande étroitesse des sièges, et, bien sûr, disparition des 1res classes et de la « voiture bar », mais tarifs beaucoup plus modestes que ceux de la SNCF. Résultat : les populations de Ouigo sont socialement et ethniquement marquées, comme peut en témoigner l’auteur de ces lignes, un de ses utilisateurs très régulier. Or Ouigo n’est pas une filiale indépendante, mais constitue un service spécifique au sein de la branche Voyage SNCF de la maison mère.
Une fabrication de l’intérieur du service public
Cette segmentation des publics s’est donc installée de l’intérieur du système, de l’intérieur du service public. En témoigne aussi la dualisation des universités et des troisièmes cycles en train de se mettre en place afin de cantonner dans des espaces spécifiques, tout en les conservant à l’université, des publics populaires qu’on ne peut plus refouler en toute légitimité depuis les années 1950.
Là encore, dans une première étape, les groupes sociaux étaient bien différenciés dans leur accès à la culture académique : la proportion d’accès au baccalauréat, d’environ 5% dans les années 1930 est restée stable jusqu’au début des années 50. Les séparations étaient claires ; il y avait ceux qui passaient la « barrière et le niveau » du baccalauréat, et tous les autres. Mais, seconde étape, avec les années 1950, une certaine mixité sociale est devenue possible. Car alors, ces 5% vont commencer à se hausser à une vitesse déroutante vers les 66% d’aujourd’hui [10]. Toutes les tentatives pour freiner cet investissement nouveau des plus modestes sur l’enseignement supérieur se sont heurtées à des oppositions intenses dont les plus véhémentes furent les mouvements de mai 68 puis, trente ans plus tard, la bataille contre le CPE : l’université, comme l’hôpital, tendaient à devenir un espace socialement indifférencié. À côté cependant de cette 1re classe que n’ont jamais cessé d’être les grandes écoles (et qui prudemment se multiplient alors dans toutes les disciplines « nobles » : création des IEP de province, multiplication des écoles de commerces), s’était donc simplement constituée une deuxième classe que représentait l’université en voie de démocratisation accélérée. Un bon élève en lettres et sciences humaines savait simplement qu’il fallait d’une part s’orienter vers une grande école, et pour son cursus purement universitaire, continuer à éviter au maximum l’immersion dans la « deuxième classe » en échappant notamment au contrôle continu et à l’assistance aux cours, et choisissant en tout état de cause une université parisienne, et parmi elles, surtout pas « Vincennes », par exemple.
Mais aujourd’hui se fraye à nouveau une segmentation entre cette 2e classe qu’est déjà l’université et sa 3e classe. Les voies en sont diverses, et pour le moment inégalement abouties : attribution des deux premières années aux enseignants de statuts précaires ou dégradés, création des AES, droits d’inscription inégaux, et plus récemment encore, exigence d’ « attendus » et de « pre-requis » (ces démonstrations de compétence acquises) dans certains secteurs universitaires. Mais la hiérarchie était encore relativement implicite. Avec lesdits « pôles d’excellence » et les droits d’inscription différenciés, elle devient certes plus explicite, tout en n’étant pas affichée aussi clairement que les classes sur nos wagons d’antan…
Credo libéral et vertus démocratiques
Les raisons de ce processus de segmentation des publics oscillent entre deux pôles. Une logique purement économique d’abord : l’esprit du « low cost ». Il s’agit d’attirer des populations (y compris parfois relativement privilégiées) vers des prestations qui ne leur étaient pas habituelles, comme dans le secteur aéronautique : le low cost a permis d’attirer vers l’avion ceux qui ne partaient guère au loin, ou utilisaient d’autres moyens de transport : ceci sans les disqualifier vraiment, puisque partir au loin continue à représenter un privilège. Or le service public s’y met aussi. Ainsi la prestation « Révolution Obsèques », créée en 2012/2013 par les Services Funéraires de la Ville de Paris (avec l’appui et après expertise, précisément, d’un représentant de l’aviation low cost), repose sur le constat que certains membres de classes moyennes ou supérieures, plus sécularisés et durablement chargés de parents vieillissants, entendent désormais ne pas dépenser beaucoup pour les enterrements. Cette curieuse « 3e classe » d’obsèques permet d’accéder effectivement au plus bas coût, mais à condition que le contrat soit géré entièrement par internet : par ceux donc qui sont du bon côté de la « fracture numérique » [11]. Il s’agit là plutôt de fidéliser des clientèles en fuite.
Mais faire accéder – ou continuer à faire accéder – un maximum de personnes à la prestation : telle est ici le plus souvent la raison alléguée. La chose est très évidente en ce qui concerne les PASS : les acteurs engagés dans les PASS voient ces dernières comme un progrès social, une « exception française » bienvenue parce qu’elles parviennent à conserver dans le giron public des populations particulièrement défavorisées (ailleurs, comme en Allemagne, elles sont prises en charge par la médecine humanitaire). La prise en charge sanitaire de tous aujourd’hui exigerait d’être moins regardant : médecine de 3e classe peut-être, mais médecine quand même. Même logique évidemment concernant la nouvelle prise en charge des prothèses dentaires. Il était sans doute bienvenu pour le successeur de François Hollande à la présidence d’insérer la prise en charge de ces prothèses parmi ses promesses de campagne, tant l’inégalité devant les soins dentaires est criante : en 2017, 600 000 couronnes métalliques ont été posées en France mais près de 18% des Français avaient renoncé en 2012 à des soins dentaires, dont 68% à la pose d’une couronne, d’un bridge ou d’un implant, soit 4,7 millions de patients… La nouvelle convention a pu paraître à certains – le responsable aux études de l’Association Que Choisir notamment – comme « un compromis acceptable » puisque « Dans un monde idéal, on aurait pu souhaiter des céramiques partout, mais mieux vaut une couronne métallique que rien du tout » [12].
Cette justification s’impose aussi en ce qui concerne les trains Ouigo. L’augmentation des prix des billets engendrée par l’investissement massif dans les TGV ne devait pas créer d’ostracisme dans l’accès aux transports. Les trains Ouigo seront donc des TGV, simplement customisés en couleurs un peu criardes, et dépourvus de certains éléments de conforts propres aux TGV. Contrairement au Canada dry, ils n’ont donc pas totalement l’apparence des TGV (l’accueil, les éléments extérieurs de richesse) mais ils en ont la substance : la vitesse. Garantir le service à tous les usagers qui ne peuvent plus se le permettre : pour cela, on les inclut « au rabais », mais en les séparant, cette différence de traitement se faisant ainsi, pour tous, moins visible.
Le grand silence de l’idéologie
Car la segmentation reste en général discrète. Encore une fois, peu de choses distinguent un TGV Ouigo d’un autre TGV et leur temps de trajet est – apparemment – le même [13]. De même qu’il faut aller en clinique (comme chez un médecin non conventionné) pour découvrir que la même IRM y est facturée le double de son prix « hospitalier » ou prendre la mesure du changement de décor et d’accueil, il faut être amené à passer à l’IEP de Paris pour prendre toute la mesure de la pauvreté relative de l’Université, avoir pratiqué Ouigo pour découvrir que prestations alimentaire et évacuation des déchets n’y sont pas prévues [14] et surtout qu’après avoir attiré le public par des prix très bas pour des trains aux horaires normaux, Ouigo fait, sauf exception, désormais partir très tôt ses trains : pour Montpellier par exemple, à 06h53 de Roissy Charles de Gaulle ou à 7h de Marne la Vallée. On retrouve là les horaires typiques des voyages en bus pour les pauvres avec « valise en carton » des années 1950, repris d’ailleurs trait pour trait par les Ouibus, comme par son équivalent européen, les Flixbus.
Encore plus discret : à côté de la multiplication des TGV, on assiste à la suppression pure ou simple des trains de province, ou à la déshérence (retards importants et suppressions de trains sans avis préalable) de lignes entières que les plus aisés n’empruntent plus guère : ainsi des trains sinistrés pour la région nord doublé par le triomphant Thalis, ou de la ligne vers Amiens et la Picardie aux retards chroniques, par opposition aux « bons » trains vers la région normande de plus en plus recherchée par les cadres moyens, et pour lesquels une gare flamboyante a été aménagée à l’intérieur de la gare Montparnasse. Le même « partage » tend aujourd’hui à s’installer aujourd’hui sur les trains de banlieue : on ne saurait que s’étonner de l’absolue ponctualité du train vers Pontoise comparée à l’absence totale de fiabilité de la ligne A qui le double pourtant de fort près, mais en direction du quartier le plus populaire de la ville nouvelle jouxtant Pontoise : Cergy-Pontoise. Ces « classes » de services publics, aux différences écrasantes, ne sauraient apparaître comme telles qu’à ceux dont les pratiques sociales sont amenées à varier, comme ces classes moyennes auxquelles appartiennent souvent le sociologue. Il est cependant des populations « fixes » parfaitement à même de repérer cette inflation discrète d’un système à « deux poids deux mesures » : il s’agit des professionnels de la SNCF, qui expriment sans détour leur inquiétude face au « pourrissement » de certaines lignes, très socialement situées [15].
La privatisation du service public n’apparaît alors que comme la partie émergée de l’iceberg : une segmentation plus visible que l’autre, alors que dans le service public les choses semblent souvent ne pas mériter, ne pas avoir besoin – voire se voir interdire – d’être dites. Bien sûr ici le désir peut être ici de fait non satisfait, mais non explicitement : parmi les candidats de Parcoursup toujours en attente de réponses concernant leurs vœux, il y a, de fait, chez ces bacheliers des filières professionnelles et technologiques, un nombre croissant d’abandon pur et simple [16] … mais ce n’était pas la visée explicite du système. Il suffit en revanche que soit introduit entre le désir et sa satisfaction un délai, un temps supplémentaire : pas même un interdit définitif. Le terme de « sélection » s’efface ainsi devant le fonctionnement même de l’algorithme Parcoursup : comme dans tous les secteurs de « première classe », les mieux dotés en ressources scolaires seront les plus vite servis. Dans les cliniques, dans le secteur 2, on attend à peine. En revanche la vitesse des TGV OUIGO est illusoire puisque qu’il faut près d’une heure supplémentaire pour les rejoindre (et désormais une heure supplémentaire sur certaines lignes pour les quitter), et les retards terribles des trains qui ne font pas les trajets socialement valorisés en témoignent : la représentation de l’excellence passe désormais bien autrement que dans l’affichage des 1re, 2e, 3e classes des wagons de métro et des enterrements d’antan. La chose ne s’énonce guère qu’à travers une forme : le temps pour obtenir le service, et les égards dont il s’accompagne. Les usagers qui attendent, ou sont rabroués pour leur impatience, le savent bien : ils ne sont pas ici de « vrais » clients, l’attente « parle d’elle-même ». Luc Boltanski a cru pouvoir faire le constat d’un glissement de l’idéologie dominante vers un « affaiblissement considérable en volume et surtout en sophistication du discours idéologique” [17] : si la chose se vérifiait, la silencieuse segmentation des usagers jusque dans le secteur public en constituerait une forme nouvelle méritant l’attention.
« Do you want upgrade ? », cette question s’impose à vous de manière lancinante aux États-Unis, dès que vous avez posé votre option pour une place dans un avion ou une chambre d’hôtel. Refuser cet « upgrade » peut certes engendrer de fort désagréables surprises effectives (séparation des conjoints, absence de collation) [18]. Mais elles ne sont visibles qu’après coup, contrairement à la différence entre classes économiques et premières classes à travers lesquelles on est passé en entrant dans la carlingue. « C’est fait exprès, explique pour le service public du funéraire, un opérateur du low cost. Il faut que ce soit un peu visible, qu’on remarque qu’on a accès qu’à une classe de services limités » [19]. Cet « un peu visible », à l’intérieur du service public aussi, semble devenir essentiel. Il y aurait beaucoup à faire sur le travail d’affichage ou au contraire d’euphémisation de la hiérarchie sociale aujourd’hui, ses retours de refoulé souvent inattendus, et surtout les formations de compromis expressives qu’il secrète [20].
Pour être possible sans être trop visible, le travail de classement social est d’ailleurs délégué aux usagers/consommateurs. On leur re-fabrique soigneusement des classes, mais sous une forme euphémisée : libres à eux de s’y faufiler pour continuer à accéder à ce qui continue à être considéré sinon comme un service public, du moins comme un bien commun (le transport, les obsèques, l’enseignement supérieur), tout en bénéficiant, ou pas, de signes extérieurs de richesse. Bref, on les invite à se « classer » eux-mêmes, à décider au fond – les messages publicitaires disent parfois la réalité du jeu – si « je le vaux bien ».
Conclusion
Alors ? Comment expliquer cette évolution ? On parle beaucoup aujourd’hui de repli communautaire, cet empressement à reconstituer des collectifs à l’aide d’adjuvants divers (rituels religieux ou laïcs, exhumation de langues locales, respect accru de normes de groupes, retour à des pratiques traditionnelles fleurant bon les chaudes communautés d’antan [21]). On parle beaucoup moins des replis de classe. Jerôme Fourquet a eu la bonne idée de rapprocher entre elles un certain nombre de données prouvant qu’au cours de ces trente dernières années s’est installé un véritable « séparatisme social » des plus aisés – phénomène discret nous dit-il – se traduisant notamment par leur concentration dans les centres des métropoles, une expatriation plus fréquente dans des pays fiscalement avantageux, mais aussi, par exemple, un investissement important dans les écoles privées [22]. Outre la diffusion – irrationnelle en ville – des 4x4 (qui, de leur hauteur et de leurs vitres fumées, sépare leurs occupants du commun des mortels), il est un autre indice, identifié par nous, de ce grand renfermement social : le dégoût, face à leur usagers démunis, dorénavant plus facilement avoué par les professionnels du soin aux vivants et aux morts. Leur recours croissant et irrationnel à des protections diverses (gants, housses, déodorants) fait apparaître le dégoût comme un affect éminemment « mixophobe ». Il permet de séparer, lui aussi sans parole [23]. La segmentation sociale qui fait retour jusque dans l’intérieur du secteur public pourrait donc bien être pris dans un vaste mouvement de société.
Deux idéaux de l’État providence français semblent par ailleurs être entrés en contradiction. D’un côté le principe de l’accès de tous aux biens jugés importants ou devant rester « communs » : l’idée que certains pourraient en être totalement exclus paraît aujourd’hui difficilement compatibles avec l’idéal démocratique. De l’autre, le principe de l’universalisme, c’est à dire celui de l’égalité de tous dans cet accès à la prestation. Au premier idéal semble aujourd’hui devoir être sacrifié le second. Pourquoi ce grignotage de l’État-providence par un bout ? Deux évolutions socioéconomiques massives semblent ici à l’œuvre : la progression du chômage, produisant de fait nombre d’exclus ; l’autre évolution est constituée par l’accroissement du différentiel de ressources entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. Or le premier phénomène, touche – de manière certes inégale et inégalement dramatique – à peu près toutes les couches sociales. Le second n’est sensible que pour ceux qui fréquentent les extrêmes sociaux et sont amenés à naviguer entre les deux. La question de l’exclusion sociale – qui menace potentiellement tout le monde – est donc logiquement plus sensible et représente une question politiquement plus délicate que la segmentation croissante du monde social. Stratifier… pour éviter l’exclusion apparaît alors à beaucoup, en effet, comme un moindre mal.
La privatisation – qui « sépare » par l’argent – n’en serait alors qu’un visible épiphénomène. Car elle s’accompagne souvent de la même « bonne volonté sociale » : avec cette différence que c’est la mise en concurrence de tous – et non plus la stratification – qui est censée ici favoriser la démocratisation. La privatisation du funéraire, le soutien au développement des multiplexes au côté des salles subventionnées par les collectivités locales, par exemple, ont chaque fois été accompagnées de la croyance (ou de la justification) chaque fois déçue, que les prix allaient baisser. Chaque fois les socialistes ont pu se faire par conséquent les plus ardents soutiens de ces privatisations : preuve que ce regard, expulsant désormais toute contradiction entre stratification et démocratisation, pourrait bien une sécrétion discrète d’une évolution idéologique de nos sociétés où marché, concurrence, compétition – donc hiérarchisation sociale – ne sont plus considérés non plus comme contradictoires avec le bien commun.
Reste que cette segmentation ne se fait pas sans coût. En haut de l’espace social, l’aisance matérielle et culturelle protège sans doute de la disqualification potentielle attachée à la consommation de ces signes extérieurs de modestie sociale. D’autres parties de la population hésitent en revanche aujourd’hui à prendre Ouigo parce que le service est considéré comme au rabais (voire « déclassant ») [24] ou, pire, hésitent à choisir le service public hospitalier, en raison de la conviction d’y être plus mal servis – voire soignés – qu’ailleurs. Mais comment réagissent ceux qui n’ont d’autre possibilité aujourd’hui que d’accepter leur déclassement et de répondre positivement aux multiples et discrètes exhortations à retourner à leur place ? Dans quelle mesure en sont-ils conscients ? Et si oui, en sont-ils révoltés ? Si oui encore, rusent-ils ? C’est poser rien moins que la question de la lucidité et de la docilité à la toute-puissance des assignations sociales… quand elle s’exacerbe en toute discrétion.
Aller plus loin
Grand merci pour leurs remarques à mes lecteurs, Nicolas Belorgey, Cedric Lomba, et Nicolas Duvoux.
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