Faisant la sociologie de l’expérience amoureuse, Eva Illouz analyse sa grande transformation : si le marché conjugal et sexuel valorise aujourd’hui le choix et la liberté, il fragilise également la conjugalité hétérosexuelle et génère des souffrances spécifiques, en particulier pour les femmes.
Recensé : Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil, 2012. 400 p., 24 €.
« La souffrance amoureuse dont font l’expérience [Catherine Ernshaw et Emma Bovary] a changé de teneur, de couleur, de texture ». Pour Eva Illouz, l’amour de Catherine Earnshaw pour Heathcliff, le désespoir d’Emma Bovary quand elle reçoit la lettre de Rodolphe Boulanger rompant la promesse de leur fuite après leur longue histoire d’amour clandestin, illustrent l’évocation littéraire de la douleur amoureuse. Pourtant, elles ne correspondent plus à nos amours modernes.
Qu’est-ce qui a changé ? Il ne s’agit pas de dire que le malheur amoureux est inédit, mais que les manières de choisir notre partenaire et les manières de vivre l’expérience du désamour ne sont plus les mêmes. Cela est dû à trois raisons principales. La première et la plus générale est le peu d’ « interdictions normatives ». Dans la modernité (tardive), telle que la définit l’auteur —la période après la Première Guerre mondiale —, les normes peuvent être transgressées avec moins de difficulté qu’au temps d’Emily Brontë ou de Jane Austen. De même, les obstacles économiques que rencontrent les couples hétérogames ont été pour une part levés : même si les rapports de classe contraignent l’idéal amoureux, l’amour peut l’emporter. Celui-ci mélange et intègre les stratégies émotionnelles et économiques.
La deuxième raison est liée à l’existence d’un arsenal d’experts dont le métier est de nous porter secours dans une situation de désamour : conseillers psychologiques, spécialistes de la thérapie du couple, avocats spécialisés dans le divorce, experts en médiation, etc. Sans oublier l’imposante littérature duself-help. Et en effet, le chagrin d’amour amène souvent des hommes et des femmes à s’intéresser à cette littérature qui propose à la fois de comprendre la douleur et de la surmonter.
Enfin, la troisième et dernière raison de cette évolution sociale de l’amour est qu’aujourd’hui les victimes du sentiment de désamour, au lieu de rester silencieuses, partagent bien plus qu’auparavant leurs problèmes avec des amis, et plus récemment sur les forums sur internet.
L’amour comme marchandise
Partant de ces changements, Eva Illouz propose une sociologie du désamour, et décortique cette nouvelle organisation sociale de la souffrance. Elle s’attaque ainsi à ceux qui prétendent que ces expériences de souffrance amoureuse sont le résultat d’une psyché fragile et immature, voire défectueuse : nous avons tous souffert d’amour, personne n’est épargné !
Peut-on alors identifier les acteurs du désamour ? La psychologie clinique et la culture freudienne, auxquelles beaucoup sont fidèles, défendent l’idée selon laquelle c’est l’individu et lui seul qui est responsable de sa vie amoureuse et érotique, et que la famille est à la source de leur configuration. Autrement dit, le partenaire choisi est le reflet direct des expériences d’enfance, de sorte que la psyché devient responsable des malheurs amoureux dès lors inévitables. Eva Illouz essaie à l’inverse de démontrer que les chagrins sont le produit des institutions, ou de la structuration de la vie affective par les institutions.
Elle propose alors une lecture féministe de l’amour, qui l’appréhende comme une marchandise : « l’amour est produit par les rapports sociaux concrets, [...] l’amour circule sur un marché fait d’acteurs en situation de concurrence, et inégaux, [...où] certaines personnes disposent d’une plus grande capacité de définir les conditions dans lesquelles elles sont aimées que d’autres » (p. 30). La sociologie, selon elle, a négligé l’amour et divers types de souffrances qu’il génère, laissant à la psychologie clinique les émotions. Alors que la famine et la pauvreté ont été analysées par les anthropologues comme des souffrances sociales [1], d’autres types de souffrances, comme l’angoisse et la dépression, ont été délaissées malgré leur caractère ordinaire.
La lecture du « changement du moi romantique moderne » qu’entreprend ce livre comprend trois grandes parties : l’analyse des modalités de structuration des désirs amoureux (le choix amoureux, chapitres I et II), celle des manières par lesquelles on demande de la reconnaissance amoureuse (chapitre III) et enfin celle des modes d’activation du désir amoureux (chapitres IV et V). Les matériaux sont très variés. Outre la littérature scientifique (psychologues, philosophes, sociologues), aussi bien qu’une vaste littérature du xviiie et xixe siècles principalement, elle mobilise des e-books, des tribunes des journaux anglo-saxonnes (New York Times et The Independent) consacrés à l’amour ou à la sexualité, mais aussi des films, des séries de télévision, des forums d’entraide, des manuels de self-help, et des entretiens approfondis réalisés auprès de personnes hétérosexuelles de classe moyenne dont la plupart habitent aux États-Unis. On y décèle deux partis-pris : privilégier le point de vue des femmes, particulièrement celles des classes moyennes optant pour une vie familiale, et celui de l’amour hétérosexuel qui illustre le mieux selon elle le déni des bases économiques du choix amoureux parce qu’il mélange les logiques émotionnelles et économiques (pour une lecture féministe de cette question, voir notamment les travaux de Viviana Zelizer, Arlie R. Hochschild et Paola Tabet). Les femmes hétérosexuelles, et notamment celles qui veulent des enfants, sont ainsi au centre de l’analyse, et finalement les interlocutrices privilégiées de l’auteure.
Suis-je aimée ?
Dans les premier et deuxième chapitres, Illouz définit ce qu’elle appelle « la grande transformation de l’amour », à savoir les conditions (l’environnement social et les processus — émotionnels ou pas — d’évaluation du partenaire) dans lesquelles se fait le choix amoureux, conditions qui sont la « marque de fabrique » de l’amour contemporain.
Quelques facteurs définissent ce choix amoureux moderne : la sélection du partenaire se fait dans le cadre d’un marché très compétitif où le désir est façonné par le statut social. L’homme le plus « sexy » serait aussi celui qui est le plus riche et puissant. Le « sex appeal » devient un caractère de sélection du partenaire qui contribue à la stratification sociale. À cela vient s’ajouter une compétition pour la première place dans le marché hétérosexuel : l’homme qui a le plus d’expérience sexuelle est le plus désiré. Enfin, l’entrée du désir dans le marché économique est également régulée par les lois de ce dernier, à savoir l’offre et de la demande, l’aversion du risque, la rareté et la surabondance.
Une des expressions de cette grande transformation est la « phobie de l’engagement » des hommes (chapitre II). Dans ce marché hautement compétitif, hommes et femmes peuvent choisir librement entre plusieurs partenaires. Mais ce sont les hommes qui expriment le plus une difficulté de s’engager, principalement liée à la multiplicité des choix potentiels.
Si la « phobie de l’engagement » est particulièrement masculine, la demande de reconnaissance (chapitre III) vient plutôt, selon Eva Illouz, de la part des femmes. Au xixe siècle, la question de l’engagement ne se posait pas de la même manière qu’aujourd’hui. Dans la modernité, l’engagement constitue l’accomplissement de la relation, c’est ce qui va faire la différence entre des relations « sérieuses » (mariage, pacte civil, etc.) et des relations « légères » : sortir, s’amuser, même si cela peut durer quelques mois voire des années. Au XIXe siècle, ni l’homme ni la femme ne cachaient leur envie de s’engager, alors que dans la modernité une démarche courante dans les relations amoureuses est de mettre à distance cet engagement. Les uns cachent cette envie par peur de se montrer vulnérables, par un besoin de garder une image de soi, ou par phobie de s’engager.
Eva Illouz voit dans cette asymétrie la violence symbolique de l’amour moderne : « les hommes maîtrisent les règles de la reconnaissance et de l’engagement ». La plupart des femmes interviewées ici expriment la peur et l’angoisse de dire à leur compagnon ce qu’elles ressentent, puisqu’elles ne veulent pas « faire pression ». Elles expriment également leur besoin de reconnaissance : « une femme ne s’éloignera pas d’un homme s’il lui dit qu’il l’aime, alors qu’un homme flippera, et pensera qu’elle veut la bague et la robe blanche » (p. 224).
La rationalisation de l’hétérosexualité
Pour Eva Illouz, cette transformation est un processus de rationalisation. Cependant, cette rationalité n’est pas opposée aux émotions, bien au contraire : elle « est une force culturelle institutionnalisée qui en est venue à restructurer la vie émotionnelle de l’intérieur [...], elle a modifié les récits collectifs à travers lesquels les émotions sont comprises et négociées » (p. 254). Elle souligne la place du « freudisme populaire » dans cette évolution, à savoir les cadres interprétatifs de la psychologie et de la psychanalyse, mais aussi de la biologie, de la psychologie évolutionniste et des neurosciences. Ceux-ci ont en commun d’avoir tissé un fil entre la période de l’enfance et les expériences amoureuses adultes : par delà le changement des personnages, l’amour adulte ne serait qu’une autre facette de l’amour enfantin. En ce sens, l’amour doit être expliqué et contrôlé et surtout rester en cohérence avec le « bien-être », chacun maximisant ses intérêts.
Le dernier facteur contribuant à la rationalisation de l’amour hétérosexuel est le féminisme. Ce dernier envisage l’amour romantique comme une pratique culturelle qui produit des inégalités entre les sexes et les classes. Il invite les gens, principalement les femmes, à réviser les schémas qui régulent leur attirance sexuelle, à instaurer une symétrie dans leurs relations affectives, et finalement à introduire de nouveaux « principes d’équivalence ». Sans oublier toutefois l’impact des nouvelles technologies, principalement l’internet, qui agissent dans la sélection du partenaire selon une logique du marché [2].
Dans un article publié dans le quotidien israélien Haaretz, « Don’t be my Valentine : Are couples becoming a thing of the past ? », Eva Illouz s’interroge sur la structure du couple qui est actuellement « de facto, une proclamation contre la culture du choix, la culture de la maximisation du choix et contre l’idée du soi comme un lieu permanent d’excitation, d’auto réalisation et de jouissance. Les couples fonctionnent selon l’économie de la rareté ou du manque. [... Être en couple] exige la capacité de singulariser l’autre, de suspendre le calcul, de tolérer l’ennui, de mettre fin à l’auto-développement, de vivre avec une sexualité médiocre, de préférer l’engagement à l’insécurité contractuelle ».
Finalement, les couples décrits dans Pourquoi l’amour fait mal ne se reconnaissent pas dans l’image du couple monogame, tout comme d’autres types de couple dont Eva Illouz ne parle pas d’ailleurs : les jeunes, les queer, les couples de même sexe et les couples mixtes. Ces derniers seraient-ils influencés par le marché, destinés au désamour ? Seraient-ils régis par le principe d’équivalence et sauvés de l’ennui propre à une conjugalité monogame ? Dans tous les cas, ce livre raconte l’histoire de l’amour hétérosexuel et de la souffrance moderne, une conjugalité non moins violente ni moins asymétrique que l’amour romantique, en particulier pour les femmes.
par , le 22 juillet
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