Définanciariser l'économie ? La véritable révolution intellectuelle
Point de vue | LEMONDE.FR | 19.12.11 | 09h12
par Joël Decarsin, membre de l'Association internationale Jacques Ellul
"Il faut définanciariser l'économie", affirme André Orléan dans Le Monde du 6 décembre, au motif que si la fameuse thèse de l'efficience des marchés est recevable sur le papier, ses effets s'avèrent désastreux dans la réalité.
Cette thèse, précise-t-il, est contre-productive du fait que l'on applique aux marchés financiers un principe qui structurait jusqu'alors les marchés de biens ordinaires : "de même que les prix des marchandises sont censés refléter leur rareté objective, nous dit l'économiste, les prix financiers sont supposés proposer une image juste du futur et de ses risques." La crise provient donc à ses yeux pour l'essentiel du fait que le principe qui préside au fonctionnement de la finance est contraire à celui qui assure la régulation des marchés de biens tandis que les acteurs procèdent exactement comme s'il était le même."L'erreur majeure de la théorie de l'efficience des marchés financiers consiste à transposer aux produits financiers la théorie habituelle des marchés de biens ordinaires. Sur ces derniers, la concurrence est pour partie autorégulatrice en vertu de ce que l'on nomme la loi de l'offre et de la demande : lorsque le prix augmente, alors les producteurs augmentent leur offre et les acheteurs réduisent leur demande. Le prix baisse et revient donc près de son niveau d'équilibre. Autrement dit, quand le prix d'un bien augmente, des forces de rappel tendent à freiner puis inverser cette hausse. La concurrence produit des feed-backs négatifs. (…) L'idée d'efficience naît d'une transposition directe de ce mécanisme à la finance de marché. Or pour cette dernière, la situation est radicalement différente. Quand le prix augmente, il est fréquent d'observer, non pas une baisse mais une hausse de la demande ! En effet, la hausse du prix signifie un rendement accru pour ceux qui possèdent le titre, du fait de la plus-value réalisée. La hausse du prix attire donc de nouveaux acheteurs ce qui renforce encore la hausse initiale. Les promesses de bonus poussent les traders à amplifier encore le mouvement. Jusqu'à l'inci-dent, imprévisible mais inévitable, qui provoque l'inversion des anticipations et le krach."
Nous n'avons personnellement rien à redire à ce constat qui nous paraît des plus clairs. C'est l'analyse, en revanche, qui nous semble un peu superficielle. Car pourquoi, en fin de compte, ce phénomène perdure-t-il dans le temps ? Pourquoi les agents économiques ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils roulent sur le verglas comme ils font du surf sur les plages ensoleillées ? Qu'est ce qui explique ce qu'Orléan appelle la "forte myopie" des marchés ? "Un homme averti en vaut deux", dit le dicton. Qu'est-ce donc alors qui peut nous permettre de comprendre l'attitude panurgique des marchés ? Après avoir rappelé que "la théorie de l'efficience financière a accompagné la dérégulation financière, qui y a puisé ses justifications les plus fortes", Orléan avance lui-même une réponse : après avoir rappelé "les marchés boursiers véhiculent, depuis une dizaine d'années, des exigences de rentabilité, le fameux ROE (return on equity), qui pèsent fortement sur l'investissement et la croissance".
Les "exigences de rentabilité". Nous y voilà. Tel est, en termes savants, le motif si souvent décliné dans l'opinion de manières moins élégantes : le monde est en désordre parce qu'une poignée de malpropres s'en mettent plein les poches sur le dos de millions d'autres. Nous serions prêts à admettre une telle explication si l'appât du gain était une chose nouvelle, ce qui n'est pas le cas. L'argument invoqué ne suffit pas à expliquer pourquoi la crise que nous traversons est, comme l'affirme Orléan, "sans précédent depuis la crise des années 1930". Il existe selon nous un facteur "accélérateur" qu'il ne prend pas en considération dans sa démonstration, pas plus du reste – à notre connaissance – que bien d'autres experts.
Ce facteur, nous le voyons dans le développement exponentiel des techniques. Ce qui caractérise foncièrement le capitalisme contemporain, ce n'est plus l'accumulation du capital, comme au temps de Karl Marx, mais les capacités immenses de le faire circuler en des temps absolument inégalés, du fait même des moyens ultra sophistiqués dont disposent les agents économiques, tous quels qu'ils soient, tant ces moyens se sont démocratisés.
Nous n'avons pas ici la prétention de nous attribuer la paternité de cette explication ni celle d'affirmer qu'elle est nouvelle. Elle est en effet celle d'un penseur français disparu depuis près de vingt ans mais qui est passée quasiment inaperçue en son temps. Dès 1954, Jacques Ellul, affirmait : "Il est vain de déblatérer contre le capitalisme, ce n'est pas lui qui crée ce monde, c'est la machine", précisant en 1981 : "Le capitalisme est une réalité déjà historiquement dépassée. Il peut bien durer un siècle encore, cela n'a pas d'intérêt historique. Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c'est la technique." Nous affirmons ici que les épreuves que nous traversons actuellement lui donnent raison.
Nous faisons d'abord remarquer une chose : tous les commentateurs (qu'ils se prononcent depuis le camp libéral ou dans le camp adverse) parlent communément des "marchés" au point que l'expression est passée dans le langage usuel sans que, véritablement, l'on prenne le soin de décrypter qui sont ces marchés, quelle réalité effective ils recouvrent.
La thèse que nous défendons est celle-ci : la théorie de l'efficience des marchés postule que tout un chacun peut interpréter les informations qui lui parviennent et y réagir correctement. En réalité, celles-ci sont si nombreuses qu'elles se contredisent et rendent impossible, à terme la moindre rationalité, a fortiori la moindre prévisibilité en termes macro-économiques. Contrairement à une opinion plus ou moins formulées mais largement répandue, les "marchés" ne constituent nullement le repère de spéculateurs se concertant pour faire valoir une quelconque "logique" libérale mais rien d'autre que d'immenses réseaux informatiques, empruntés par des millions de citoyens qui, du coup, en justifient l'existence et le rendent incritiquable.
La technique serait-elle donc coupable ? Faudrait-il "retourner à la bougie", comme la plupart des commentateurs se plaisent ironiquement à le rétorquer à ceux qui se risquent à critiquer les notions de progrès et de croissance ? Certainement pas. Ellul prenait un soin particulier à arguer que "ce n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique".
Le sacré… quel est aujourd'hui l'économiste qui introduit cette notion dans le cadre de ses diagnostics ? Qui aujourd'hui est prêt à prendre au sérieux l'idée que "l'homme moderne" puisse sacraliser quoi que ce soit ? Même un Marcel Gauchet (l'un des rares penseurs d'aujourd'hui à inscrire ses analyses du présent dans le temps long et à penser le politique comme participant d'une continuité avec le religieux) conclue au désenchantement du monde.
En définitive, ce n'est pas le monde dans sa globalité qui est désacralisé mais seulement la nature (notre environnement pollué en est la preuve) tandis que c'est l'instrument même de cette désacralisation, la technique, qui – au fil d'un jeu de chaises finement décrit par Ellul à travers son œuvre – est devenu l'objet tabou par excellence : incritiquable donc immaîtrisable.
Nous ne pouvons ici, par manque de place, développer plus avant la notion de sacré telle que l'entendait Jacques Ellul. Tout au plus pouvons-nous ouvrir le débat de la toute puissance de la technique par l'une de ses citations (qui date elle aussi de 1954) : "Le phénomène technique est la préoccupation de l'immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace." Cette obsession de l'efficacité conduit au chaos actuel, du seul fait que les moyens techniques se sont démocratisés.
L'influence énorme qu'exercent les agences de notation sur les gouvernements marque le primat de la technique non seulement sur la politique mais aussi sur l'économie toute entière.
Lorsque, par conséquent, André Orléan affirme que "la définanciarisation repose sur la constitution de pouvoirs d'évaluation hors des marchés (entrepreneurs, syndicats, pouvoirs publics, associations), aptes à proposer des finalités conformes à l'intérêt collectif", nous pensons à la fois qu'il a raison et qu'il ne mesure pas à sa juste valeur l'ampleur du "vaste chantier" et de la "véritable révolution intellectuelle" qu'il appelle de ses vœux.
Nenhum comentário:
Postar um comentário