GRAIN |
02 July 2013
| Against the grain
En 2003, la société Syngenta a publié une annonce sur ses services dans
les suppléments ruraux des quotidiens argentins Clarín et La Nación
dans laquelle elle baptisait « République unie du soja » des territoires
du Cône sud — situés au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay
et en Bolivie — où l'on semait le soja. À partir de ce moment, cette
déclaration explicite de néocolonialisme est devenue une « marque de
fabrique » du projet que les sociétés mettaient en œuvre.
En 2012, les territoires et les institutions de ces pays ont subi les
assauts des sociétés agro-industrielles, lesquelles ont imposé de
nouvelles variétés transgéniques, augmenté les risques liés à
l'application des produits agrotoxiques et apporté des modifications aux
politiques dont l'ampleur n'avait pas été vue depuis la première vague
d'imposition des transgéniques dans la deuxième moitié des années 1990.
Cette nouvelle offensive se produit dans un contexte différent, car
aujourd'hui des gouvernements « progressistes » qui critiquent le
néolibéralisme sont au pouvoir dans toute la région (du moins jusqu'au
mois de juin 2012). Ceux-ci ont commencé à modifier les politiques
néolibérales imposées dans les années 1990 en assurant une présence plus
forte de l'État dans la régulation de l'économie et en jouant un rôle
plus actif dans les domaines social, éducatif et sanitaire.
Toutefois, durant cette période, le modèle d'agriculture et de
production des aliments n'a pas changé et aucune autocritique n'a été
faite à propos des problèmes causés par l'implantation massive de
cultures de soja transgénique et les fortes applications de produits
agrotoxiques. Au contraire, ce modèle s'est consolidé et tous les
gouvernements de la région le défendent au pied de la lettre et
l'acceptent invariablement comme politique d'État. Les graves problèmes
qui sont apparus ou se sont amplifiés, comme les effets des produits
agrotoxiques, les déplacements de paysans et de peuples autochtones, la
concentration de la propriété des terres ou la perte de productions
locales, sont considérés des « effets collatéraux ». Ces problèmes ne
sont traités que de manière fragmentée et ponctuelle et ce, seulement
lorsque la pression sociale est suffisamment forte. Nous n'incluons pas
la Bolivie dans cette analyse, car si la région de la « medialuna »
(demi-lune), dont le centre est la ville de Santa Cruz de la Sierra,
fait partie de la « République unie du soja », les positions, les
politiques et les débats que le gouvernement d'Evo Morales a avancés se
démarquent amplement de ceux des autres gouvernements (ce qui explique
l’opposition des secteurs au pouvoir dans la medialuna qui ont
clairement exprimé leurs intentions séparatistes).
Dans d'autres articles de la série À contre-courant1 2 3,
nous avons déjà dénoncé le fait que cette offensive des sociétés
agro-industrielles avait consolidé l'imposition de son modèle productif,
que le Cône sud était devenu la région où l'on sème le plus de
transgéniques dans le monde avec le volume d'agrotoxiques répandus par
habitant plus élevé sur la planète. Dans le présent À contre-courant,
nous tenterons de partager certaines réflexions qui aident à comprendre
le déroulement de cette offensive et ses conséquences pour les
communautés paysannes et la société en général.
Les effets nocifs du « modèle » sont importants et se font sentir tant à
la campagne qu'à la ville : populations fumigées à la campagne et dans
les zones périphériques des villes, paysans et paysannes déplacés
gonflant quotidiennement les ceintures de pauvreté des grandes cités,
économies régionales détruites avec des prix de denrées élevés et des
aliments contaminés rendant les uns et les autres malades. Bref, une
catastrophe socio-environnementale qui prend l'eau de toutes parts et
qui ne permet plus de « détourner le regard. »
Les responsables de cette chaîne destructrice ne sont qu'un groupe
réduit et leurs noms sont bien connus : en tête, on trouve Monsanto et
quelques autres sociétés biotechnologiques (Syngenta, Bayer); de grands
propriétaires terriens et des groupes de plantation qui contrôlent des
millions d'hectares (Los Grobo, CRESUD, El Tejar et Maggi figurent parmi
les principaux); Cargill, ADM et Bunge qui transportent les grains aux
confins de la planète. Et évidemment les gouvernements de chacun des
pays qui appuient avec enthousiasme ce modèle. S'ajoutent à ceux-ci un
grand nombre d'entreprises qui profitent de la « manne » et procurent
des services, de la machinerie agricole, des fumigations, des intrants,
etc.
Concrètement, cette région compte à l'heure actuelle plus de
46 millions d'hectares de soja transgénique en monoculture, sur lesquels
plus de 600 millions de litres de glyphosate ont été aspergés. Pour
faire place à cette culture, au moins 500 000 hectares de forêts sont
déboisés chaque année.
Bien que les conséquences régionales de ce modèle soient évidentes et
interdépendantes, nous tenterons d'en disséquer les effets afin d’en
faire une analyse plus détaillée. La toile de fond du coup d'État au
Paraguay s'avère incontournable, car c'est dans ce pays que les pouvoirs
de fait ont agi de la manière la plus brutale et explicite. Cependant,
le Paraguay constitue un exemple valide pour toute la région, car il est
évident que l'on a tenté d'y montrer aux gouvernements de la région la
voie à suivre et les limites qu'ils ne doivent pas franchir.
Passons en revue un décalogue (avec compléments) des résultats concrets et indiscutables de ce nouvel assaut de l'agrobusiness.
L'agrobusiness tue
Ce fait s'est exprimé de manière constante au cours des dernières
années et, comme nous l'avons déjà dit, c'est au Paraguay où ses effets
se sont fait le plus sentir. La tuerie de Curuguaty, survenue le 15 juin
2012, au cours de laquelle onze paysans et six policiers sont morts à
la suite de tensions et de la répression étatique et paraétatique, a
probablement été le point culminant de la violence. Cette tuerie a servi
de prétexte pour entamer un procès politique et faire un coup d'État
institutionnel qui a mis fin au mandat du président Lugo.
Une vague répressive contre les dirigeants paysans avait été déclenchée
avant le coup d'État. Elle s'est intensifiée après le coup alors que
les 8 premiers mois du gouvernement de Federico Franco ont été ponctués
de l'assassinat sélectif des dirigeants paysans Sixto Pérez, Vidal Vega
et Benjamín Lezcano qui ont été criblés de balles.4
La CONAMURI (Coordinadora Nacional de Mujeres Rurales e Indígenas,
Coordination nationale des femmes rurales et autochtones) a déclaré que
dans le cas de l'assassinat de Benjamín Lezcano, on a observé « le même
modus operandi que celui des assassinats de Sixto Pérez – le 1er
septembre dernier, à Puentesiño (Dép. Concepción) – et de Vidal Vega –
le 1er décembre dernier, à Curuguaty (Dép. Canindeyú). L'objectif semble
également être le même : décapiter les organisations paysannes. »5
En Argentine, au cours des trois
dernières années, il y a eu trois assassinats de paysans à Santiago del
Estero liés directement au développement du modèle de production de soja
(Sandra Ely Juárez, Cristian Ferreyra et Miguel Galván) alors que les
communautés des provinces de Formosa et de Salta sont soumises à un
harcèlement permanent et soutenu.6
Au Brésil aussi, le mouvement paysan et tout particulièrement le MST
(Mouvement des sans terre) a subi la violence de l'agrobusiness et la
CPT (Commission pastorale de la Terre) a récemment diffusé un rapport
préliminaire sur la violence en 2012 qui dénombre 36 morts violentes
dans le cadre de conflits agraires.7
Depuis le début de 2013, trois dirigeants du MST ont déjà été
assassinés (Cícero Guedes dos Santos, Regina dos Santos Pinho et Fabio
dos Santos Silva).
Ces événements surviennent dans le cadre d'une offensive de
criminalisation des luttes sociales qui s'exprime non seulement dans la
persécution et la stigmatisation des mouvements, mais aussi de manière
concrète dans l'adoption de lois répressives. La nouvelle loi
antiterroriste adoptée en Argentine en décembre 2011 s'ajoute aux lois
déjà existantes dans plusieurs des pays de la région.
L'agrobusiness pollue
Un des grands mensonges que les sociétés privées, les médias de masse
et une partie du monde universitaire ont avancés pour justifier
l'introduction de semences transgéniques a été que celles-ci
permettaient d'utiliser moins de produits agrotoxiques en agriculture.
Mais exactement comme beaucoup d'organisations l'avaient prédit au cours
des dernières décennies, la réalité a été toute autre et aujourd'hui,
l'augmentation incessante de l'utilisation des agrotoxiques est de plus
en plus alarmante et ses effets dans toute la région sont de plus en
plus difficiles à cacher.
Cela n'est guère surprenant si l'on tient compte du fait évident que ce
sont les sociétés qui se consacrent à la vente d'agrotoxiques, Monsanto
en tête, qui encouragent l'utilisation des semences transgéniques et
que les semences les plus populaires sont résistantes aux herbicides.
Depuis 2008, le Brésil consomme 20 % de tous les agrotoxiques utilisés
dans le monde et est maintenant le plus grand consommateur
d'agrotoxiques par habitant au monde avec 5,2 litres par an par
habitant. 8 9
Le volume stupéfiant de 853 millions de litres de produits agrotoxiques
utilisés en 2011 et une croissance de 190 % au cours de la dernière
décennie sont des données plus qu'éloquentes. Cinquante-cinq pour cent
des agrotoxiques ont été appliqués dans les cultures de soja et de maïs
alors que le soja représentait 40 % de la consommation totale.10 À lui seul, le glyphosate représente près de 40 % de l'ensemble de la consommation d'agrotoxiques au Brésil.
L'Argentine n'est pas restée à l'arrière du peloton. En 2011,
238 millions de litres de glyphosate y ont été appliqués, soit une
augmentation de 1190 % comparativement à la consommation de 1996,
l'année à laquelle le soja transgénique résistant au glyphosate a été
introduit dans le pays.11
Au Paraguay, le sixième producteur
mondial de soja transgénique, plus de 13 millions de litres de ce
produit agrotoxique ont été aspergés en 2007.12
En Uruguay, qui participe pleinement à la culture du soja transgénique,
les statistiques indiquent que plus de 12 millions de litres ont été
consommés en 2010. 13
Et c'est précisément en Uruguay où, à la suite de la contamination de
l'eau dans la ville de Montevideo, la population urbaine commence
maintenant à réagir fortement devant le manque d'eau potable pour la
consommation.
Ce bilan régional nous permet de conclure qu'au moins 600 millions de
litres de glyphosate sont appliqués chaque année, une statistique
inquiétante qui est accompagnée d'innombrables dénonciations faites à
tous les jours pour les dommages déjà décrits à la santé, aux
écosystèmes, à l'agriculture et aux communautés que cause un tel bain
d'agrotoxiques.
Présenté par Monsanto comme ayant une « faible toxicité, » le
glyphosate est remis en question pour de nombreuses raisons, notamment :
— Il est devenu impossible de cacher l'impact de cet herbicide dans les
communautés; des milliers d'habitants de « villages fumigés » dénoncent
les problèmes de santé causés par cette pratique : augmentation des
naissances avec malformations, intoxications aiguës mortelles, problèmes
respiratoires, maladies neurologiques, augmentation des cas de cancer,
des avortements spontanés, des maladies de la peau, etc.
— Les recherches scientifiques indépendantes confirment ce grave
problème et des études établissant un lien entre le glyphosate et
l'apparition de tumeurs et de malformations lors du développement des
embryons ont été publiées au cours des dernières années dans les revues
scientifiques les plus prestigieuses.
— Les effets sur la santé des « adjuvants » utilisés dans la
préparation du Roundup, principalement le surfactant Poea
(polyoxyéthylène amine), sont également démontrés et on associe ce
produit aux dommages gastro-intestinaux et du système nerveux central, à
des problèmes respiratoires et à la destruction de globules rouges chez
les êtres humains.
— On a aussi largement confirmé les dommages environnementaux du
glyphosate dans les champs du territoire ainsi que dans le cadre de
recherches : son lien avec la destruction de la biodiversité est
indéniable alors que ses effets toxiques sur les amphibiens ont été
démontrés et publiés.
Mais un autre problème tout aussi sérieux est l'augmentation de
l'utilisation d'autres agrotoxiques appliqués en association avec le
glyphosate ou pour compenser l’efficacité réduite de celui-ci en raison
de la montée inévitable de mauvaises herbes résistantes. C'est ainsi que
l'utilisation du paraquat a augmenté pour atteindre 1,2 million de
litres en Argentine et 3,32 millions de litres dans les cinq pays
producteurs de soja. Il est important de rappeler que le paraquat a été
interdit dans 13 pays de l'Union européenne en 2003 parce qu'il a été
lié à des désordres neurologiques. 14
Il n'y a pas de doute que l'utilisation des agrotoxiques est une autre façon de tuer de l'agrobusiness.
L'agrobusiness impose les transgéniques
L'introduction de nouveaux transgéniques liés à l'utilisation de
nouveaux composés agrotoxiques fait partie de la stratégie des sociétés
et elle a été à l'ordre du jour au cours de l'année 2012.
L'annonce officielle de la présidente argentine Cristina Fernández au
Council of the Americas le 15 juin 2012 sur les nouveaux investissements
de Monsanto en Argentine a ouvert le bal à ce qui deviendrait durant le
reste de l'année une avalanche de projets, d'annonces et d'intentions
de modifier la législation qui a marqué l'agenda du gouvernement et des
grandes sociétés privées au cours des mois qui ont suivi.
C'est ainsi qu'en août 2012, le ministre de l'Agriculture, Norberto
Yahuar, a annoncé, en compagnie de dirigeants de Monsanto, l'approbation
du nouveau soja rr2 « Intacta, », lequel comprend comme nouveauté la
combinaison de la résistance au glyphosate et la production de la toxine
Bt. En d'autres mots, la seule nouveauté de cette variété est la
combinaison des deux seules caractéristiques que l'industrie
biotechnologique est parvenue à mettre sur le marché au cours de ses 20
ans d'existence.
Mais en plus de cette annonce, il existe des approbations et des essais
en champ d'autres transgéniques parmi lesquels ressortent ceux de
variétés de soja et de maïs résistantes à d'autres herbicides, dont le
glufosinate et le 2,4 D. Andrés Carrasco, chercheur au CONICET (Conseil
national de recherches scientifiques et techniques) d'Argentine
présentait clairement le problème il y a quelques mois : « un aspect
intéressant à considérer en Argentine en ce moment est que 5 de ces
10 événements transgéniques approuvés, 3 de maïs et 2 de soja, combinent
la résistance au glyphosate avec la résistance au glufosinate
d'ammonium (un bloqueur de la synthèse de l'aminoacide glutamine) pour
renforcer les effets du glyphosate. Le besoin d'associer dans les
nouvelles semences le glyphosate avec le glufosinate témoigne des
inconsistances de la technologie des transgéniques tant en ce qui
concerne leur construction que leur comportement dans le temps.
Cependant, on poursuit la fuite en avant en essayant de remédier aux
faiblesses conceptuelles de la technologie des transgéniques avec des
solutions qui tendent à être toujours plus dangereuses. »15
Au Paraguay, quelques mois à peine après le coup institutionnel, le
ministère de l'Agriculture a approuvé le maïs transgénique auquel
résistaient les autorités du gouvernement renversé et qui fait l'objet
d'un rejet explicite et sans appel de la part des organisations
paysannes, à cause de la menace qu'il représente pour les multiples
variétés locales de maïs cultivées par les peuples autochtones et les
paysans. C'est ainsi qu'en octobre 2012 on a approuvé quatre variétés de
maïs transgénique de Monsanto, Dow, Agrotec et Syngenta.16
Déjà, au mois d'août, le président de fait Franco avait autorisé par
décret l'importation de semences de coton Bt-rr, démontrant sans
équivoque pour qui il gouvernait.
Au Brésil, l'escalade a commencé à la fin de 2011 lorsque la CTNBio
(Commission technique nationale sur la biosécurité) a annoncé
l'approbation du premier haricot transgénique commercial « développé
intégralement au Brésil » et résistant à la mosaïque dorée du haricot.
Étant donné que cette variété a été créée par l'Embrapa, une institution
publique, et qu'elle possède des caractéristiques distinctes de celles
des transgéniques plus répandus (Bt et rr), elle a été utilisée comme
bannière pro transgénique en faisant ressortir son importance « sociale
et alimentaire. »17
Des fonctionnaires publics, la communauté scientifique et la société
civile ont toutefois fortement remis en question son approbation. C'est
ainsi que Renato Maluf, président du Consea (Conseil national de
sécurité alimentaire et nutritionnelle), met en doute sa libération
rapide en invoquant le principe de la précaution. « Nous croyons qu'il
est téméraire de s'empresser de libérer un produit que toute la
population consommera et à propos duquel nous n'avons aucune certitude
de sécurité alimentaire et nutritionnelle, » a-t-il regretté. Pendant ce
temps, Ana Carolina Brolo, conseillère juridique de l'organisation
humanitaire Tierra de Derechos, a abondé dans le même sens que Maluf en
indiquant que « cette approbation commerciale n’est pas conforme à la
législation nationale et internationale sur la biosécurité. »18
Le bilan général est que l'avalanche de transgéniques nouveaux s'est
intensifiée et dans la plupart des cas, leur culture est liée à
l'utilisation d'agrotoxiques, dans certains cas les mêmes que ceux qui
sont déjà utilisés (le glyphosate principalement) et, dans les autres,
de nouveaux herbicides encore plus toxiques et dangereux (dicamba,
glufosinate, 2,4 D). Au Brésil, le MPA (mouvement des petits
agriculteurs), un membre de La Via Campesina, a dénoncé en avril 2012
l'approbation rapide de semences transgéniques de soja et de maïs
résistantes à l'herbicide 2,4 D19. Ces mêmes semences sont déjà à l'étape de l'expérimentation en champ en Argentine.
L'agrobusiness veut exercer un contrôle absolu sur les semences
L'imposition de nouvelles lois sur les semences a aussi été à l'ordre
du jour partout en Amérique latine, mais en Argentine elle a été un des
foyers d'actions plus visibles et actifs, alors que la nouvelle loi
était directement liée à l'accord avec Monsanto mentionné plus haut. Le
jour même de l'annonce de l'approbation du soja rr2 « intacta », le
ministère de l'Agriculture a annoncé le dépôt d'un projet de loi sur les
semences pour qu'il soit étudié par le Congrès avant la fin de 2012.
Le projet n'a jamais été rendu officiellement public, et n'a pas été
soumis à un débat large. Il a plutôt été discuté à huis clos au
ministère de l'Agriculture par une partie des secteurs de l'agrobusiness
argentin. Cependant, son contenu a traversé les murs du ministère et
son analyse a permis de confirmer ce que l'on pouvait déjà supposer
après l'annonce officielle : la nouvelle loi cherche à subordonner la
politique nationale en matière de semences aux exigences de l'UPOV
(Union internationale pour la protection des obtentions végétales) et
des transnationales.
Le Movimiento Nacional Campesino Indigena (MNCI, Mouvement national
paysan indigène) a dénoncé que « le projet de loi ne protège pas les
connaissances ni la biodiversité, n'encourage que la privatisation et
protège la propriété privée de ce qui est un patrimoine collectif des
peuples, notamment des communautés paysannes et des peuples autochtones;
il ouvre la porte à l'approfondissement de l'expropriation et de la
privatisation de la biodiversité agricole et forestière de l'Argentine;
il rend illégales ou restreint sévèrement les pratiques qui ont été en
vigueur depuis la naissance de l'agriculture, par exemple la sélection,
l'amélioration, l'obtention, la conservation, la multiplication et
l'échange libres de semences obtenues dans une récolte antérieure; il
renforce les conditions pour que s'accélère l'introduction et
l'expansion de nouvelles cultures transgéniques, en accordant des droits
de propriété sur des variétés sans exiger de preuves d'amélioration
effective et sur la base de la simple expression d'un caractère; et il
donne aux entreprises semencières le pouvoir de s'assurer elles-mêmes
que les dispositions de la loi soient observées adéquatement. »20
La mobilisation de divers secteurs a permis de retarder la présentation
de ce projet de loi et le débat au Congrès national; mais la menace
qu'elle soit imposée demeure latente.
Il est très clair que contrôler ce premier maillon du secteur agricole
est un des principaux objectifs des sociétés privées lesquelles visent
ainsi à pouvoir contrôler l'ensemble du système agroalimentaire et
s'assurer un monopole sans failles. Il est également clair que ce
contrôle a des effets directs sur les populations en empêchant
l'exercice de la souveraineté alimentaire et en condamnant des millions
de personnes à la faim.
L'agrobusiness détruit les forêts
La déforestation dans toute la région a atteint une ampleur sans
précédent et malgré des mesures visant à l'arrêter (comme la Loi sur les
forêts en Argentine ou les règlements adoptés au Brésil), loin de se
détenir, elle s'est accélérée au cours des dernières années avec comme
principal facteur l'avancée de la frontière agricole (ou le déplacement
de la frontière des fermes d'élevage comme conséquence de celle-ci).
Ici encore, le Brésil est en tête avec 28 millions d'hectares de perte nette de forêts pour la période de 2000 à 2010 21
et les autorités nationales ont célébré comme un grand triomphe la
disparition de « seulement » 641 800 hectares de forêts amazoniennes
d'août 2010 à juillet 201122.
Les chiffres pour l'Argentine montrent qu'entre « 2004 et 2012, les
bulldozers ont déboisé 2 501 912 hectares, ce qui revient à 124 fois la
superficie de la ville de Buenos Aires. Autrement dit : en Argentine,
36 terrains de football de forêts sont détruits toutes les heures. Ces
données ont été déduites en croisant des analyses officielles et d'ONG.
Le plus récent rapport du Secretaría de Ambiente de la Nación (ministère
de l'Environnement), lequel portait sur la période de 2006 à 2011, a
comptabilisé la destruction de 1 779 360 hectares de forêt indigène. » 23
Au Paraguay, la situation est probablement une des pires en ce qui
concerne le taux de déforestation : d'une part, il y a eu la
déforestation historique dans la région orientale qui a causé la perte
de 76,3 % de la couverture forestière originale de 1945 à 1997 à la
suite de la conversion des terres pour la production agropastorale. 24
Et d'autre part, la déforestation en cours dans la région occidentale
(forêt du Chaco) qui a culminé en 2011 avec une perte de plus de
286 742 hectares de forêts, une augmentation de 23 % sur les
232 000 hectares déboisés en 2010. 25
Un examen global de cette tragédie nous permet de mieux mesurer
l'ampleur de ce qui se produit : une étude publiée par la FAO en 201126
indique que la moyenne annuelle de perte nette de forêts de 1990 à 2005
est de presque 5 millions d'hectares (dans le monde entier), dont
4 millions en Amérique du Sud.
Ici encore, l'agrobusiness tue à nouveau : les écosystèmes uniques de
la région et tous les peuples qui durant des millénaires ont vécu,
grandi et cohabité avec les forêts, en les protégeant et en les
alimentant.
L'agrobusiness concentre la terre entre un nombre réduit de mains.
La concentration des terres est un autre des phénomènes qui ont marqué
les années récentes d'implantation du soja transgénique dans l’ensemble
du Cône Sud. Les pays dans lesquels la concentration de la terre était
déjà forte ont vu au cours de ces années l'accroissement de cette
concentration et la réduction du nombre de propriétaires qui la
contrôlent.
C'est encore le Paraguay, un des pays ayant la pire distribution des
terres en Amérique latine, où l'impact s'est fait sentir le plus et
aujourd'hui, 2 % des producteurs contrôlent 85 % des terres agricoles.
Cette situation s'aggrave encore plus alors qu'à partir des pays voisins
— principalement le Brésil, mais aussi l'Argentine — il se produit une
invasion des territoires pour augmenter la culture du soja transgénique.
Voyons quelques statistiques sur chacun des pays : 27
— Au Paraguay, en 2005, 4 % des producteurs de soja contrôlaient 60 % de toute la superficie plantée avec cette culture.
— Au Brésil, en 2006, 5 % des producteurs de soja contrôlaient 59 % de toute la superficie plantée avec cette culture.
— En Argentine, en 2010, plus de 50 % de la production de soja était
contrôlée par 3 % de l'ensemble des producteurs, lesquels possédaient
5 000 hectares de terres ou plus chaque.
— En Uruguay, en 2010, 26 % des producteurs contrôlaient 85 % de
l'ensemble des terres plantées avec du soja. Cette même année, 1 % de
l'ensemble des producteurs étaient responsables de 35 % de la superficie
plantée avec du soja.
Le modèle imposé a signifié une profonde transformation du processus de
concentration de la propriété des terres : maintenant, dans la plupart
des cas, les terres ne sont pas achetées, mais plutôt louées par les
grands producteurs. D'autre part, les producteurs ne sont plus des
personnes physiques identifiables, mais bien des pools de plantation
alimentés pour la plupart par des groupes d'investisseurs spéculatifs.
Les conséquences pour les communautés locales, les paysans et les
peuples autochtones sont toujours les mêmes : l'expulsion de leurs
territoires, dans de très nombreux cas par l'usage direct de la
violence, comme nous l'avons déjà dit lorsque nous avons analysé
d'autres aspects de ce modèle.
Bien qu'il soit difficile d'estimer le nombre d'expulsés parce qu'il
n'existe pas de statistiques précises pour chaque pays et encore moins
au plan régional, certains chercheurs ont trouvé, par exemple, que la
progression du soja au Paraguay aurait causé l'expulsion de
143 000 familles paysannes, soit la disparition de plus de la moitié des
280 000 fermes de moins de 20 hectares inscrites dans le recensement
agropastoral de 1991,28
et ce, pour atteindre l'objectif de 4 millions d'hectares de soja que
s'est fixé l'agrobusiness. Dans le cas de l'Argentine, ce modèle a causé
un exode rural sans précédent qui en 2007 supposait déjà l'expulsion de
plus de 200 000 agriculteurs et travailleurs ruraux et de leurs
familles du secteur agricole argentin. Au Brésil, depuis les années
1960, la production de soja a déplacé 2,5 millions de personnes dans
l'État du Parana et 300 000 dans celui du Rio Grande do Sul. 29
L'agrobusiness cherche à se consolider comme dictateur dans la République unie du soja
Le coup institutionnel au Paraguay démontre que les initiatives et les
limites que certains gouvernements tentent encore timidement de mettre
en place ne détiennent pas les sociétés privées agissant de concert avec
les grands propriétaires terriens et leurs complices nationaux.
Au Paraguay, le gouvernement du président Lugo, même s'il était
minoritaire au parlement, a tenté, à travers certaines institutions
gouvernementales (ministère de la Santé, ministère de l'Environnement,
Service national de qualité et d'hygiène végétale et des semences —
Senave), de réglementer certaines pratiques graves comme les fumigations
et l'approbation de nouveaux transgéniques, notamment le maïs rr et le
coton Bt. Il a aussi entamé un dialogue avec les organisations paysannes
pour chercher à freiner la violence historique dans le monde rural qui
est le fruit de l'extraordinaire concentration des terres de ce pays.
Les puissants secteurs de l'agrobusiness, regroupés dans l'UGP (Union
des corporations de production), lequel jouit de l'appui de sociétés
privées comme Monsanto et Cargill, ont lancé une guerre contre les
autorités responsables de ces secteurs, en demandant leur tête et en
menaçant et exécutant des actions publiques dans ce sens.
La tuerie de Curuguaty a été le prétexte qu'ils ont trouvé pour
renverser — grâce à leurs alliés parlementaires — le président Lugo en
moins de deux heures de session et ainsi imposer leurs intérêts dans
tous les domaines.
C'est ainsi que tous les fonctionnaires engagés dans ces processus de
changement ont été remerciés avec le président Lugo et que les mesures
réclamées par l'agrobusiness ont été rapidement imposées : fin aux
limites de fumigation, approbation de nouveaux transgéniques, promesses
de modification de la loi sur les semences, etc.
La récente élection qui a couronné l'entrepreneur Horacio Cartés comme
nouveau président et porté à nouveau au pouvoir le parti Colorado a été
la dernière étape pour établir l'impunité et le pouvoir illimité de
l'agrobusiness.
Toutefois, dans les autres pays de la région — bien que la situation ne
soit pas aussi difficile qu'au Paraguay — il est également évident que
l'agrobusiness dicte les politiques publiques en matière d'agriculture
et d'alimentation et fait obstacle à toute tentative de les modifier
selon une perspective allant à l'encontre de ses intérêts corporatifs.
Tout cela confirme quelque chose qui devient évident et est dénoncé
partout au monde : la démocratie est incompatible avec la domination des
sociétés privées et il faut démanteler leurs structures pour pouvoir
penser et avancer dans n'importe quelle démarche de démocratisation qui
privilégie le bien commun.
L'agrobusiness soumet et colonise les institutions de recherche et de
réglementation de la science et des technologies dans chaque pays
Les universités et instituts de recherche de toute la région, sauf
quelques exceptions honorables, sont colonisés par le pouvoir et les
fonds des sociétés de l'agrobusiness qui les utilisent comme engrenages
pour imposer leurs transgéniques et leurs modèles de production
industriels.
En 2012 en Uruguay, l'accord entre Monsanto et l'INIA (Institut
national de recherche agropastorale), qui a intégré des transgènes
appartenant à l'entreprise au germoplasme de soja national sous sa
responsabilité, a été rendu public et a été dénoncé par la société
civile.30
La signature de l'accord a été remise en question par la CNFR
(commission nationale de développement rural), une association qui
regroupe et représente les producteurs familiaux au conseil
d'administration de l'INIA et par diverses organisations de la société
civile dont REDES-Amis de la Terre. L'accord, qui n'est pas accessible
au public, a suscité une demande de rapports de la part de législateurs
du Frente Amplio (FA).
Aussi, après le coup au Paraguay, le nouveau ministre de l'Agriculture
et de l'Élevage du pays guarani, Enzo Cardozo a annoncé que le
« Paraguay va produire ses propres semences transgéniques qui seront à
la disposition de tous les producteurs. » La production serait sous la
responsabilité de l'IPTA (Institut paraguayen de technologie
agropastorale) qui recevrait un « transfert technologique » de Monsanto,
pour lequel le gouvernement dirigé par le président de fait Federico
Franco paierait un montant qui reste à établir. 31
Mais Monsanto possède déjà des accords de « coopération » avec des
institutions publiques en Argentine, au Paraguay, en Uruguay et au
Brésil depuis bien avant la signature de la nouvelle entente et il les
utilise comme source de main-d’œuvre à bon marché pour ses recherches et
outil pour réaliser directement « l'extension rurale » de ses
transgéniques. De la même manière, de nombreux fonctionnaires politiques
agissent en tant que bras idéologiques des sociétés privées dans leurs
tentatives de s'imposer. Un cas exemplaire est celui de Lino Barañao,
ministre argentin des Sciences et de la Technologie, qui ne gêne pas
pour profiter de toutes les occasions pour faire du lobbying en faveur
des transgéniques.
L'agrobusiness est une forme de plus de l'extractivisme qui saccage nos territoires
L'agriculture industrielle est une activité extractiviste parce qu’elle
considère que le sol est un substrat inerte duquel on extrait des
nutriments (protéines et minéraux) en utilisant de la technologie et des
produits chimiques sans les respecter en tant qu'organismes vivants et
sans remplacer de manière naturelle les nutriments extraits.
Cet extractivisme s'exprime de manière brutale avec la culture du soja
transgénique, car même le discours du « semis direct » ne peut cacher la
réalité crue que le soja ne retourne pas du tout la quantité de
nutriments qu'il extrait des sols, et que cette technique de semis
direct ne peut soutenir la structure et la capacité de rétention de
l'eau de ces sols.
Dans d'autres documents, nous avons fait part de la façon dont se
dégradent les sols en Argentine et on extrait des millions de tonnes de
nutriments et des milliards de litres d'eau. 32
Voyons quelques statistiques concrètes seulement pour l'Argentine (ces données ne sont pas disponibles pour les autres pays) :
Année après année, la monoculture du soja cause une dégradation intense
des sols avec une perte variant de 19 à 30 tonnes de terre par hectare
selon la gestion des sols, la pente du terrain et le climat.
Le soja a produit durant la saison 2006/2007 (avec une production de 47 380 222 tonnes) une extraction nette de :
— 1 148 970,39 tonnes d'azote,
— 255 853,20 tonnes de phosphore,
— 795 987,73 tonnes de potassium,
— 123 188,58 tonnes de calcium,
— 132 664,62 tonnes de soufre, et
— 331,66 tonnes de bore.
De plus, chaque récolte de soja exportée emporte 42 500 millions de
mètres cubes d'eau par année (données de la saison 2004/2005).
L'agrobusiness agit en complicité avec les grands médias de masse
Tout ce processus d'imposition peut compter dans toute la région sur un
puissant allié : les médias de communication privés et dominants qui
agissent à titre de bras communicationnel inconditionnel de
l'agrobusiness (à la seule condition d'obtenir la manne de publicité
avec laquelle sont remplies les pages des journaux et les ondes de la
radio et de la télévision).
Les mécanismes de fonctionnement de cette alliance se réduisent à
quelques directives de base que nous pouvons résumer comme suit :
— L'éloge dithyrambique de l'agro-industrie en tant que panacée pour la
production d'aliments en créant un lien absolu entre le « progrès, » le
« développement » et le bien-être de la société.
— La cooptation du discours du développement durable, à l'aide de la
propagande, pour rendre « durable » n'importe quelle initiative, en ne
présentant qu’une vision partiale et fragmentaire.
— La négation absolue de tout débat ou information sur les luttes
sociales de résistance, les débats scientifiques ou économiques et les
impacts sur les communautés et l'environnement.
— La stigmatisation et la criminalisation des mouvements et des
organisations sociales en les présentant comme « subversifs, » violents,
antisociaux ou « passéistes. »
Le pays où cette alliance est la plus évidente est probablement le
Paraguay, où l'UGP mentionnée ci-dessus est liée au Groupe Zuccolillo,
propriétaire du puissant quotidien ABC Color qui a été l'un des médias à
partir desquels la campagne pour renverser Lugo a été montée.
Zuccolillo est aussi le président de la Société interaméricaine de
presse SIP.33
Et pour couronner le tout : l'agrobusiness change le climat
Les liens entre la crise climatique que nous subissons à l'échelle de
la planète et l'agriculture industrielle sont largement démontrés et
présentent des statistiques alarmantes : au minimum, de 44 à 57 % des
gaz à effet de serre (GES) sont produits par les différentes étapes de
la chaîne de production agroindustrielle.
Il est évident qu'un territoire où l'agriculture industrielle s'est
imposée de manière brutale doit être une des principales sources
contribuant à cette crise mondiale. Mais il est également évident dans
toute la région que le concours des problèmes mondiaux et régionaux
comme la déforestation a des conséquences extrêmement graves à la
campagne, avec de longues périodes de sécheresse suivies de cycles
d'inondation, et en ville, avec des pluies, des phénomènes climatiques
extrêmes et des inondations pour lesquelles il n'existe pas
d'infrastructures en mesure de les contenir et dont les principales
victimes sont justement les populations expulsées des campagnes.
Remarques finales
Une large mobilisation articulée s'oppose à cette dramatique réalité
dans toute la région. Elle affronte la spoliation par la résistance
locale, la mobilisation, les dénonciations publiques, la construction
d'alternatives et la lutte sur tous les fronts possibles allant des
voies légales à la désobéissance civile et à la récupération des
territoires de la part des communautés dépouillées.
S'il est certain qu'il existe encore une grande fragmentation des
luttes sociales, il est également certain qu'aucune d'entre celles-ci ne
se limite à l'analyse ou à la simple lutte ponctuelle. Au contraire, on
assiste à la construction d'une vision globale qui place la
souveraineté alimentaire au centre des luttes avec comme horizons
l'autonomie et le bien commun.
Nous espérons que le présent À contre-courant ajoute une semence de
plus aux nouvelles cultures de résistance des champs et de la rue qui
germent dans le Cône sud.
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